Déontologie

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Dossier 2016-335707

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GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

AFFAIRE INTÉRESSANT

un appel interjeté au titre du paragraphe 45.11(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC, 1985, c R-10 à l’encontre d’une décision du comité de déontologie

ENTRE :

Commandant de la Division K

Autorité disciplinaire

(appelant)

et

Gendarme Lee Brown

Matricule 54237

(intimé)

(parties)

APPEL EN MATIÈRE DE DÉONTOLOGIE

Arrêt des procédures

2018

ARBITRE : Steven Dunn

DATE : Le 9 avril 2018



INTRODUCTION

[1]  Le commandant de la Division K, autorité disciplinaire (appelant), interjette appel au titre du paragraphe 45.11(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC, 1985, c R-10, dans sa version modifiée [Loi sur la GRC], pour contester l’arrêt des procédures accordé par le comité de déontologie (comité) après sa conclusion selon laquelle le délai dans lequel l’appelant a délivré l’avis d’audience disciplinaire (avis) au gendarme Lee Brown, matricule 54237 (intimé), était inacceptable et constituait un abus de procédure. Le comité a rendu sa décision par courriel le 13 octobre 2016 et a publié une décision écrite le 19 octobre 2016 (décision).

[2]  L’appelant interjette appel à l’encontre de la décision portant arrêt des procédures au motif qu’elle comporte des erreurs de droit et qu’elle est manifestement déraisonnable.

[3]  Le paragraphe 45.16(11) de la Loi sur la GRC autorise le commissaire à déléguer ses pouvoirs de rendre des décisions définitives et exécutoires dans des appels en matière de déontologie. J’ai reçu cette délégation de pouvoirs.

[4]  Pour rendre ma décision, j’ai examiné la documentation présentée au comité (documents) ainsi que le dossier d’appel (appel). Sauf indication contraire, les renvois aux documents et au dossier d’appel seront désignés par des numéros de page.

[5]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision du comité, selon laquelle le délai excessif en l’espèce a causé à l’intimé un préjudice important de nature à justifier un arrêt des procédures, est manifestement déraisonnable. L’appel est accueilli.

CONTEXTE

[6]  Le 12 mai 2014, une enquête relative au code de déontologie a été ordonnée par l’officier responsable des Services de la circulation, Division K, en vertu du paragraphe 40(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R-10, dans sa version antérieure au 28 novembre 2014 [ancienne Loi sur la GRC] (documents, aux pages 456 et 457).

[7]  Le 13 mai 2014, l’intimé a été suspendu avec solde.

[8]  L’Alberta Serious Incident Response Team (l’ASIRT) a effectué une enquête criminelle (documents, à la page 451). Le rapport, daté du 8 octobre 2014, a été fourni à la Division K, Unité des normes professionnelles, le 8 décembre 2014 (documents, aux pages 467 à 493).

[9]  Après la clôture de l’enquête relative au code de déontologie, l’Unité des normes professionnelles a transmis le rapport d’enquête, daté du 21 janvier 2015, à l’officier responsable (documents, aux pages 119 à 123).

[10]  Le 25 février 2015, la Direction des représentants des autorités disciplinaires (la DRAD) a reçu le dossier (documents, à la page 88).

[11]  Le 2 avril 2015, l’appelant a signé un avis à l’officier désigné pour convoquer une audience disciplinaire (documents, aux pages 62 et 63).

[12]  Le 8 avril 2015, le comité a été constitué en application du paragraphe 43(1) de la Loi sur la GRC (documents, à la page 55).

[13]  Le 15 avril 2015, l’officier commandant par intérim a reçu une lettre de la part de l’ASIRT, datée du 8 avril 2015, dans laquelle il était précisé qu’une décision avait été prise, à la suite d’une consultation avec l’avocat de la Couronne, de ne pas porter d’accusations au criminel (documents, aux pages 127 à 129).

[14]  Le 12 avril 2016, l’intimé a reçu signification de l’avis signé par l’appelant le 1er avril 2016, dans lequel il était allégué deux contraventions à l’article 7.1 du code de déontologie (allégations) (documents, aux pages 20, 60 et 61). Voici les allégations et énoncés détaillés :

[TRADUCTION]

Allégation 1

Le 2 mars 2014 ou vers cette date, à ou près de [renseignement caviardé] dans la province de [renseignement caviardé], le gendarme Lee Brown a eu une conduite déshonorante susceptible de jeter le discrédit sur la GRC, en contravention de l’article 7.1 du Code de déontologie de la Gendarmerie royale du Canada.

Énoncé détaillé de l’allégation :

1. À l’époque des faits, vous étiez membre de la Gendarmerie Royale du Canada affecté à la Division K, dans la province de [renseignement caviardé].

2. Le 2 mars 2014, alors que vous étiez de services et en uniforme, vous êtes entré dans le gymnase à [renseignement caviardé] et vous vous êtes approché de [la plaignante].

3. [La plaignante] était seule au gymnase et vous vous êtes approché d’elle et avez entrepris de la séduire.

4. Vous avez fait des avances sexuelles inappropriées à [la plaignante], notamment :

- vous lui avez demandé : « Serait-il déplacé de vous demander de me toucher à un endroit inapproprié »? ou en tenant des propos dans ce sens;

- vous avez pris sa main et l’avez placée sur votre aine, là où votre pantalon couvrait votre pénis en érection;

- vous lui avez pris les hanches par derrière et avez fait un mouvement de va-et-vient, simulant une relation sexuelle;

- vous avez tiré sur sa queue de cheval, alors que vous étiez derrière elle, ce qui a entraîné un mouvement de sa tête vers l’arrière;

- vous avez posé vos mains sur sa région pubienne, par-dessus ses vêtements et l’avez caressée.

5. Vos gestes étaient non sollicités et ils ont entraîné le départ de [la plaignante] du gymnase.

Allégation 2

Le 1er décembre 2013 ou entre cette date et le 31 décembre 2013, à ou près de [renseignement caviardé] dans le [renseignement caviardé], le gendarme Lee Brown a eu une conduite déshonorante susceptible de jeter le discrédit sur la GRC, en contravention de l’article 7.1 du Code de déontologie de la Gendarmerie royale du Canada.

Énoncé détaillé de l’allégation :

1. À l’époque des faits, vous étiez membre de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) affecté à la Division K, dans la province de [renseignement caviardé].

2. Le 22 décembre 2013 ou vers cette date, alors que vous étiez de service et en uniforme, vous vous êtes rendu à la résidence privée de [la plaignante].

3. Vous êtes resté à la résidence de [la plaignante] pendant environ une heure et vous avez fait des avances sexuelles à [sic], notamment :

- En demandant « Serait-il déplacé de vous demander de me toucher à un endroit inapproprié »? et en disant que « vous étiez excité » ou en tenant des propos dans ce sens;

- En proposant d’aller tous les deux en haut.

4. Aucune fin liée à vos fonctions ne justifiait votre présence à la résidence.

REQUÊTE PRÉLIMINAIRE POUR ABUS DE PROCÉDURE

[15]  Le 9 septembre 2016, la représentante des membres (la RM) a présenté une requête pour abus de procédure en raison du délai déraisonnable écoulé entre le moment où l’appelant a convoqué une audience disciplinaire et la date à laquelle l’intimé a reçu signification de l’avis (documents, aux pages 366 à 378).

[16]  Le 15 septembre 2016, une audience disciplinaire a été fixée pour le 25 octobre 2016 (documents, aux pages 31 et 32).

Observations de l’intimé

[17]  La RM a soutenu qu’en signifiant l’avis à l’intimé plus d’une année après la date de convocation de l’audience disciplinaire, l’appelant n’a pas respecté les exigences liées aux délais énoncées au paragraphe 43(2) de la Loi sur la GRC, qui est ainsi libellé :

43(2) Dans les meilleurs délais après avoir constitué le comité de déontologie, l’autorité disciplinaire qui a convoqué l’audience signifie au membre en cause un avis écrit l’informant qu’un comité de déontologie décidera s’il y a eu contravention.

[Non souligné dans l’original.]

[18]  La RM avance que le législateur, en modification de la Loi sur la GRC, avait l’intention de faire en sorte que le respect du délai soit un élément essentiel (documents, à la page 370). À son avis, l’exigence selon laquelle les comités de déontologie « feront tous les efforts raisonnables pour tenir l’audience dans les 90 jours suivant la nomination du comité de déontologie par l’officier désigné », en application de l’article 3.8 du Manuel d’administration, chapitre XII.1, Déontologie (Politique de déontologie de la GRC), indique que le législateur voulait également que le membre visé soit signifié dans le délai de 90 jours.

[19]  La RM s’est fondée sur l’arrêt R c Jordan, [2016] CSC 27 [Jordan], rendu par la Cour suprême du Canada. Elle a soutenu que le cadre établi dans le contexte du système de justice criminelle peut être appliqué à des instances administratives en fonction de principes de la common law (documents, à la page 374). Elle a en outre affirmé que l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC établit le délai présumé acceptable, et que tout délai supérieur à 90 jours est présumé déraisonnable. Cette présomption peut être réfutée en établissant l’existence de circonstances exceptionnelles. Selon la RM, l’appelant n’a pas présenté de circonstances exceptionnelles qui permettraient d’écarter la présomption.

[20]  Par ailleurs, la RM a insisté sur le fait que l’intimé a subi un préjudice important causé par la stigmatisation associée à une plainte d’agression sexuelle qui a mené à la fois à une enquête criminelle et une enquête interne (documents, à la page 375). L’intimé a subi un préjudice supplémentaire du fait qu’il a été suspendu de ses fonctions pendant plus de deux ans. Selon la RM, le délai inexplicable ayant causé un préjudice à l’intimé ou porté atteinte à l’intégrité du processus disciplinaire de la GRC répond au critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission) [2000] 2 RCS 307 [Blencoe]. Par conséquent, elle soutient qu’un arrêt des procédures est la réparation appropriée.

Observations de l’appelant

[21]  Le représentant des autorités disciplinaires (RAD) a soutenu que l’appelant a entièrement respecté les exigences énoncées au paragraphe 43(2) de la Loi sur la GRC (documents, à la page 88). Selon le RAD, le remplacement de l’expression « Dès que » dans l’ancienne Loi sur la GRC par l’expression « dans les meilleurs délais » montre l’intention du législateur d’assouplir davantage la disposition. Sur ce point, le RAD affirme qu’une intention d’imposer un délai strict aurait été explicitement exprimée par des termes tels que « immédiatement » ou « sans délai » (documents, à la page 89).

[22]  Le RAD a ajouté que, contrairement à l’interprétation de l’intimé, l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC prévoit un délai idéal de 90 jours, qui doit être pris en compte dans le contexte d’un processus plus souple sous le régime de la Loi sur la GRC actuelle (documents, à la page 91). Le RAD a admis que le délai d’un an n’était pas idéal, mais il a soulevé des circonstances exceptionnelles qui ont une incidence sur l’évolution en temps opportun des dossiers disciplinaires au sein de la DRAD. Un affidavit sous serment du directeur de la DRAD soulignait les défis importants auxquels la direction avait dû faire face au moment des événements (documents, aux pages 95 à 97).

[23]  Le RAD a insisté sur le fait que, dans l’arrêt R c Wigglesworth, [1987] 2 RCS 541 [Wigglesworth], la Cour suprême du Canada a manifestement fait observer que l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés, 1982, c 11 [la Charte], ne s’appliquait pas à des procédures disciplinaires (documents, à la page 90). En outre, la Cour suprême du Canada a expliqué, dans l’arrêt Blencoe, en quoi consiste l’évaluation d’un délai déraisonnable et a formulé les observations suivantes :

[157] Pour évaluer un délai dans les procédures d’un organisme administratif donné, il faut conserver deux principes à l’esprit : (1) les délais ne sont pas tous les mêmes, et (2) les organismes administratifs diffèrent les uns des autres […].

[160] […] nous considérons que, pour évaluer le caractère raisonnable d’un délai administratif, trois facteurs principaux doivent être appréciés : (1) le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire; (2) les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire; (3) l’incidence du délai […]. Notre Cour devrait donc éviter d’imposer des délais précis en la matière.

[24]  De l’avis du RAD, la notion de plafond présumé, telle qu’elle a été énoncée dans l’arrêt Jordan, ne s’applique pas au processus disciplinaire administratif de la GRC et est incompatible avec l’esprit de la Loi sur la GRC, comme cela a été établi dans les arrêts Wigglesworth et Blencoe.

[25]  Le RAD a soutenu que l’arrêt Blencoe nous enseigne qu’en droit administratif, la norme applicable relativement aux délais excessifs exige de « prouver qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important » (documents, à la page 92). Le RAD affirme qu’en l’espèce, le délai n’a pas causé à l’intimé de préjudice équivalent à un abus de procédure (documents, à la page 93).

Conclusions sur le bien-fondé de la requête

[26]  Le comité a d’abord examiné l’application de l’arrêt Jordan. Il a souscrit à l’argument de l’appelant selon lequel, par suite de l’arrêt Wigglesworth, l’alinéa 11b) de la Charte et la notion de plafond présumé énoncée dans l’arrêt Jordan ne s’applique pas aux affaires disciplinaires de la GRC (décision, à la page 6). Le comité a toutefois souligné certains passages pertinents de l’arrêt Jordan concernant l’importance d’instruire les procès en temps utile pour préserver la confiance générale du public envers l’administration de la justice (décision, aux pages 6 et 7).

[27]  Le comité a confirmé l’applicabilité de l’arrêt Blencoe lorsqu’il faut examiner un arrêt des procédures pour abus de procédure causé par un retard dans le processus disciplinaire de la GRC. Le comité a précisé que les éléments suivants doivent être établis selon la prépondérance des probabilités :

  • le délai est inacceptable;

  • le délai a causé un préjudice important;

  • un arrêt des procédures est la réparation appropriée.

[28]  Premièrement, pour examiner la question de savoir si le délai était inacceptable, le comité a déclaré que, bien que les principes énoncés dans l’arrêt Blencoe s’appliquent toujours, les modifications apportées à la Loi sur la GRC et la création du nouveau régime de déontologie ont entraîné des changements en ce qui concerne l’évaluation des délais (décision, à la page 8). Certains délais qui auraient peut-être été acceptables sous l’ancien régime de déontologie ne sont peut-être plus considérés comme tels. Le comité a confirmé que l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC établit un point de repère qui consiste en un délai de 90 jours entre la constitution du comité de déontologie et la tenue de l’audience disciplinaire. Bien que le comité ait reconnu que l’avis n’est peut-être pas toujours signifié assez tôt pour permettre le déroulement du processus disciplinaire dans le délai prévu de 90 jours, il a conclu qu’en l’espèce, le délai de 370 jours n’était pas conforme à l’exigence voulant que l’avis soit signifié au membre « dans les meilleurs délais », comme l’énonce le paragraphe 43(2) de la Loi sur la GRC (décision, aux pages 9 et 10).

[29]  Deuxièmement, le comité s’est demandé si le délai avait causé un préjudice important. Le comité a déclaré que l’intimé a été suspendu avec solde le 13 mai 2014 et que l’avis lui a été signifié plus d’un an après la constitution du comité de déontologie le 8 avril 2015. En se fondant sur ces faits, le comité a conclu que [TRADUCTION] « [p]endant toute la période de deux ans, l’[Intimé] a été suspendu de ses fonctions et ne savait pas s’il y aurait une audience disciplinaire ni quand celle-ci aurait lieu » (décision, à la page 10). Le comité a conclu que l’intimé avait subi un préjudice important.

[30]  Troisièmement, dans son appréciation de la dernière exigence énoncée dans l’arrêt Blencoe, le comité a reconnu qu’un arrêt des procédures pour abus de procédure ne sera justifié que dans les cas les plus manifestes, comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c. O’Connor, [1995] 4 RCS 411 [O’Connor]. Le comité a conclu qu’en l’espèce, un arrêt des procédures était la mesure de réparation appropriée (décision, à la page 11). Le comité a expliqué que les délais prolongés dans le processus disciplinaire minent la confiance du public et des membres de la GRC. Pour cette raison, les allégations d’inconduite doivent être traitées rapidement et équitablement. Le comité a conclu que les délais prolongés auraient pu être évités et a formulé les observations suivantes (décision, à la page 11) :

[TRADUCTION]

[44] Bien que je sois conscient du fait qu’un arrêt des procédures ne permettra pas de se prononcer sur le bien-fondé des allégations, je conclus que l’intégrité du processus disciplinaire de la GRC sera mieux protégée si l’on procède à un arrêt des procédures que si l’on approuve le délai inacceptable et que l’on permet la tenue d’une audience disciplinaire de cette affaire.

[31]  Après avoir conclu que les exigences énoncées dans l’arrêt Blencoe ont été établies selon la prépondérance des probabilités, le comité a accueilli la requête pour abus de procédure et a ordonné l’arrêt de la procédure disciplinaire engagée contre l’intimé.

APPEL

[32]  Le 28 octobre 2016, l’appelant a présenté la formule 6437 – Déclaration d’appel au Bureau de la coordination des griefs et des appels (BCGA) (appel, aux pages 3 à 6), dans laquelle il alléguait que la décision du comité d’accorder un arrêt des procédures était fondée sur une erreur de droit et qu’elle était manifestement déraisonnable. L’appelant demande qu’en vertu du paragraphe 45.16(1) de la Loi sur la GRC, l’appel soit accueilli et la tenue d'une nouvelle audience soit ordonnée (appel, à la page 45).

[33]  Le 16 décembre 2016, l’appelant a déposé des observations en appel auprès du BCGA dans lesquelles il soulevait quatre moyens d’appel (appel, aux pages 35 à 45) :

[TRADUCTION]

Erreurs de droit

1. Le comité a commis une erreur dans l’interprétation qu’il a faite de l’expression « dans les meilleurs délais » figurant au paragraphe 43(2) de la Loi sur la GRC.

2. Le comité a commis une erreur dans l’interprétation du délai de 90 jours prévu à l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC.

3. Le comité a commis une erreur dans son application des principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Jordan.

4. Le comité a commis une erreur dans son application du critère établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe.

[34]  Le 13 janvier 2017, l’intimé a présenté une question préliminaire pour contester le droit de l’appelant d’interjeter appel à l’encontre de la décision du comité d’accorder un arrêt des procédures (appel, à la page 134). L’intimé a conclu que l’appelant n’avait pas qualité pour agir, parce que la décision portée en appel ne constitue pas une conclusion selon laquelle est établie ou non une contravention alléguée au code de déontologie, comme l’exige l’alinéa 45.11(1)a) de la Loi sur la GRC.

[35]  Dans une décision rendue le 27 juin 2017, l’ancien commissaire Paulson a conclu qu’une autorité disciplinaire peut interjeter appel à l’encontre d’une décision d’accorder un arrêt des procédures ou d’une ordonnance définitive semblable statuant sur une allégation formulée contre un membre visé (appel, aux pages 261 à 276). Le commissaire a privilégié une interprétation inclusive de l’article 45.11 de la Loi sur la GRC et a jugé que l’arrêt des procédures avait définitivement mis fin à l’action intentée contre l’intimé, ce qui équivalait à une conclusion selon laquelle une allégation n’avait pas été établie.

[36]  La décision sur la question préliminaire ayant été rendue et les observations des parties ayant été examinées, je me penche à présent sur le fond l’appel.

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[37]  Pour examiner adéquatement les moyens d’appel soulevés par l’appelant, il est d’abord nécessaire de déterminer la norme selon laquelle ils doivent être appréciés.

[38]  L’appelant a formulé les observations suivantes en appel (appel, à la page 36) :

[TRADUCTION]

En application du paragraphe 33(1) des [Consignes du commissaire (griefs et appels), DORS/2014-289 (CC (griefs et appels)), l’appelant doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que la décision qui fait l’objet de l’appel est entachée d’une erreur de droit, contrevient aux principes d’équité procédurale ou est manifestement déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[39]  Bien que l’appelant renvoie à juste titre au paragraphe 33(1) des CC (griefs et appels) en tant que disposition qui établit les fondements du contrôle dans les appels en matière de déontologie, il indique de manière inexacte que la norme de preuve en matière civile est applicable en l’espèce. Cette norme, la prépondérance des probabilités, est la charge de la preuve dont il faut s’acquitter pour avoir gain de cause en première instance, mais elle ne constitue pas la norme applicable au contrôle d’une décision initiale portée en appel.

[40]  L’appelant interjette appel à l’encontre des conclusions du comité et fait valoir quatre moyens d’appel. À mon avis, ces moyens se rapportent à l’application des principes juridiques aux faits de l’affaire. Bien que la détermination par le comité du principe juridique qu’il convient d’appliquer est une question de droit à l’égard de laquelle je ne dois faire preuve d’aucune retenue (Housen c Nikolaisen, [2002] 2 RCS 235, au paragraphe 8), l’application des principes juridiques aux faits de l’affaire par le comité fait intervenir des questions mixtes de fait et de droit qui commandent un degré élevé de retenue judiciaire.

[41]  L’expression « manifestement déraisonnable » décrit la norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit. Dans la décision Kalkat c Canada (Procureur général), 2017 CF 794, la Cour fédérale a examiné ainsi l’expression « manifestement déraisonnable » figurant au paragraphe 33(1) du CC (griefs et appels) :

[62] Par conséquent, étant donné qu’il est expressément indiqué que la décision doit être « nettement déraisonnable » et prenant en compte la traduction de l’expression, je conclus que le Délégué n’a commis aucune erreur. Il est raisonnable d’interpréter la norme de la décision « nettement déraisonnable » comme si elle équivalait à la norme de la décision « manifestement déraisonnable » dans le contexte du plan législatif et sur celui des principes. Il s’ensuit que le Délégué doit faire preuve de retenue à l’égard d’une conclusion par l’autorité disciplinaire lorsqu’il estime simplement que la preuve est insuffisante pour étayer la conclusion [(Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal) c. Fraser Health Authority, 2016 CSC 25)].

[42]  Dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Southam Inc, [1997] 1 RCS 748, au paragraphe 57, la Cour suprême du Canada a expliqué que la différence entre « déraisonnable » et « manifestement déraisonnable » réside dans le « caractère flagrant ou évident du défaut », et que, bien qu’une décision soit manifestement déraisonnable si le « défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal », il faut procéder « à un examen ou à une analyse en profondeur » pour déceler le défaut dans une décision qui est déraisonnable.

[43]  En bref, je dois faire preuve d’une grande retenue à l’égard des conclusions du comité pour examiner les quatre moyens d’appel soulevés par l’appelant. Dans l’appréciation de la question de savoir si les conclusions du comité étaient manifestement déraisonnables pour l’application du paragraphe 33(1) des CC (griefs et appels), je dois établir si le comité a commis une erreur manifeste ou déterminante lorsqu’il a appliqué les principes juridiques aux faits sous-jacents.

ANALYSE

1. L’interprétation par le comité de l’expression « dans les meilleurs délais » figurant au paragraphe 43(2) de la Loi sur la GRC

[44]  En ce qui concerne le premier moyen d’appel, l’appelant compare l’expression « dans les meilleurs délais » à l’expression « dès que » contenue dans la disposition équivalente de l’ancienne Loi sur la GRC. L’appelant soutient que cette dernière expression commandait un délai de signification très strict et que son remplacement par l’expression « dans les meilleurs délais » indique l’intention du législateur d’accorder une plus grande souplesse (appel, à la page 37). Par conséquent, l’appelant soutient que le comité a appliqué une interprétation trop restrictive de l’expression « dans les meilleurs délais » qui figure au paragraphe 43(2) de la Loi sur la GRC.

[45]  L’appelant affirme en outre qu’en dépit des changements observés dans le libellé de la Loi sur la GRC actuelle en ce qui a trait à l’intention, l’interprétation de l’expression « dans les meilleurs délais » doit être conforme à la manière dont les comités d’arbitrage ont rendu des décisions concernant l’expression « dès que » (appel, à la page 38). Dans la décision Appropriate Officer, « K » Division and Sergeant Black (2012) [Black], rendue oralement, le comité d’arbitrage a conclu que le terme « forthwith » [dans la version anglaise] ne veut pas dire [TRADUCTION] « instantanément », mais plutôt [TRADUCTION] « dans un délai raisonnable, en tenant compte du but visé par le principe, et des circonstances de l’affaire » (appel, aux pages 37 et 38).

[46]  L’appelant souligne que le ministère de la Justice a donné une description semblable pour l’expression « dans les meilleurs délais ». Dans un document intitulé « Legistics – Describing Time Period », le ministère de la Justice explique que l’expression « as soon as feasible » (« dans les meilleurs délais ») signifie que [TRADUCTION] « quelque chose doit être fait incessamment, compte tenu des circonstances » (appel, à la page 36). L’appelant insiste sur le fait que le comité a omis d’examiner toutes les circonstances qui ont eu une incidence sur le délai.

[47]  L’intimé soutient que l’appelant présente des arguments et des renseignements supplémentaires concernant l’interprétation du paragraphe 43(2) de la Loi sur la GRC et l’expression « dans les meilleurs délais » qui auraient pu être raisonnablement connus de l’appelant et fournis dans sa réplique à la requête initiale pour abus de procédure (appel, à la page 301). L’intimé fait valoir qu’en application du paragraphe 25(2) des CC (griefs et appels), le document du ministère de la Justice portant sur les délais et la décision Black étaient tous les deux à la disposition de l’appelant lorsqu’il a donné sa réplique à la requête initiale. Par conséquent, on ne devrait pas en tenir compte en l’espèce.

[48]  En contre-preuve, l’appelant réfute l’interprétation restrictive que l’intimé fait du paragraphe 25(2) des CC (griefs et appels) qui l’empêcherait de présenter des observations convaincantes en appel (appel, à la page 339). L’appelant affirme qu’il a le droit de répliquer à tous les éléments de la décision du comité et renvoie à des documents à l’appui de sa thèse, y compris des lois, de la jurisprudence, des politiques et des guides. À son avis, il ne soulève aucune question nouvelle dans ses observations ni ne tente d’introduire de nouveaux éléments de preuve.

[49]  Je dois d’abord examiner l’argument de l’intimé concernant la restriction relative à la présentation de nouveaux renseignements en appel selon le paragraphe 25(2) des CC (griefs et appels). Je tiens à souligner que l’appelant, dans ses observations devant le comité, a présenté un argument qui établit une distinction entre les expressions « dans les meilleurs délais » et « dès que » (documents, à la page 100) :

[TRADUCTION]

Le RAD soutient que l’expression « dans les meilleurs délais » introduit une notion de souplesse qui n’était pas présente dans la version antérieure de la loi. Le remplacement de l’expression « dès que » par l’expression « dans les meilleurs délais » montre l’intention d’éliminer le caractère immédiat qui était présent dans la version antérieure de la Loi sur la GRC. Elle devrait être interprétée comme signifiant que quelque chose doit être fait incessamment compte tenu des circonstances.

[50]  Je tiens également à souligner que le comité a examiné l’argument susmentionné et a conclu que l’expression « dans les meilleurs délais » n’apporte pas autant de souplesse que le prétend l’appelant (décision, à la page 8). Compte tenu de l’examen que j’ai fait des observations de l’appelant, je conclus que le document du ministère de la Justice et la décision Black constituent en l’espèce des renseignements pertinents à l’égard de la thèse de l’appelant selon laquelle le comité a commis une erreur dans son interprétation lorsqu’il a omis de prendre en compte les circonstances. Étant donné que l’appelant ne pouvait pas raisonnablement savoir comment le comité allait interpréter l’expression, je suis réticent à imposer une restriction à ces arguments et à ces documents à l’appui sur le fondement du paragraphe 25(2) des CC (griefs et appels). Pour ce motif, j’examinerai les deux documents.

[51]  Il est utile d’examiner et de comparer les dispositions renfermant les expressions « dès que » et « dans les meilleurs délais ». Sous le régime de l’ancienne Loi sur la GRC, le délai entre le moment où l’officier compétent était avisé des nominations et le moment où le membre faisait l’objet d’une signification de l’avis d’audience était régi par l’expression « dès que ». Sous le régime de la Loi sur la GRC actuelle et selon les Consignes du commissaire (déontologie), DORS /2014-291 [CC (déontologie)], l’expression « dès que » a été remplacée par l’expression « dans les meilleurs délais ». Voici le libellé de l’ancienne Loi sur la GRC :

[Abrogé, 2013, ch. 18, art. 29]

43(1) Sous réserve des paragraphes (7) et (8), lorsqu’il apparaît à un officier compétent qu’un membre a contrevenu au code de déontologie et qu’eu égard à la gravité de la contravention et aux circonstances, les mesures disciplinaires simples visées à l’article 41 ne seraient pas suffisantes si la contravention était établie, il convoque une audience pour enquêter sur la contravention présumée et fait part de sa décision à l’officier désigné par le commissaire pour l’application du présent article.

43(2) Dès qu’il est avisé de cette décision, l’officier désigné nomme trois officiers à titre de membres d’un comité d’arbitrage pour tenir l’audience et en avise l’officier compétent.

[…]

43(4) Dès qu’il est ainsi avisé, l’officier compétent signifie au membre soupçonné d’avoir contrevenu au code de déontologie un avis écrit de l’audience accompagné des documents suivants :

a) une copie de la preuve écrite ou documentaire qui sera produite à l’audience;

b) une copie des déclarations obtenues des personnes qui seront citées comme témoins à l’audience;

c) une liste des pièces qui seront produites à l’audience.

[Non souligné dans l’original.]

[52]  La version actuelle de la Loi sur la GRC et les CC (déontologie) sont ainsi libellées :

Loi sur la GRC

43(1) Dès qu’il est avisé en vertu du paragraphe 41(1) qu’un membre aurait contrevenu à l’une des dispositions du code de déontologie, l’officier désigné pour l’application de ce paragraphe constitue, sous réserve des règlements, un comité de déontologie composé d’une ou de plusieurs personnes pour décider si le membre y a contrevenu.

43(2) Dans les meilleurs délais après avoir constitué le comité de déontologie, l’autorité disciplinaire qui a convoqué l’audience signifie au membre en cause un avis écrit l’informant qu’un comité de déontologie décidera s’il y a eu contravention.

CC (déontologie)

15(2) Dès que possible après la constitution du comité de déontologie, l’autorité disciplinaire lui remet copie de l’avis prévu au paragraphe 43(2) de la Loi et le rapport d’enquête et elle fait signifier copie du rapport au membre visé.

[Non souligné dans l’original.]

[53]  L’appelant fait valoir que le remplacement de l’expression « dès que » par l’expression « dans les meilleurs délais » traduit l’intention du législateur d’apporter plus de souplesse dans la signification des avis requis [TRADUCTION] « en reconnaissance du fait que les circonstances dans lesquelles chaque affaire évolue vers l’audience varient » (appel, à la page 38). L’appelant avance en outre que les rédacteurs auraient par ailleurs adopté une démarche plus restrictive en établissant un délai précis.

[54]  À mon avis, la souplesse dont parle l’appelant existait sous l’ancien régime de déontologie. Le terme « forthwith » est ainsi défini par le Black’s Law Dictionary (10e édition, 2014) :

[TRADUCTION]

1. Immédiatement; sans délai.

2. Directement, promptement; dans un délai raisonnable selon les circonstances; avec toute la diligence convenable.

[55]  Dans la décision Black, le comité d’arbitrage a conclu que le terme « forthwith » [dans la version anglaise] au paragraphe 43(4) de l’ancienne Loi sur la GRC, signifiait « dès qu’il est possible dans les circonstances » (appel, à la page 79; voir aussi la décision Black c Canada (Procureur général), 2012 CF 1306, au paragraphe 19). Pour arriver à cette conclusion, le comité a cité le passage suivant tiré du rapport du Comité externe d’examen (CEE) de la GRC dans la décision Appropriate Officer, Depot Division v Constable Cheney (2013), 13 AD (4th) 1 (D-119) :

[TRADUCTION]

Je crois qu’interpréter le mot « forthwith » comme signifiant « immediate » [immédiatement] et « without delay » [sur-le-champ] aurait pour effet, dans le présent contexte, d’imposer une norme irréaliste, compte tenu du fait que plusieurs étapes doivent être franchies lorsqu’il s’agit de préparer l’avis d’audience. Ainsi, suivant l’article 43 de la Loi, l’avis d’audience doit notamment contenir un énoncé distinct de chaque contravention alléguée ainsi qu’un énoncé détaillé de l’acte de l’omission constituant chaque contravention alléguée. De plus, l’avis doit être accompagné d’une copie de la preuve écrite ou documentaire, des déclarations des témoins éventuels et d’une liste des pièces.

[56]  Les étapes de préparation de l’avis d’audience sont essentiellement les mêmes sous le régime de l’ancienne Loi sur la GRC et sous le régime de la Loi sur la GRC actuelle. Sous le régime de l’ancienne Loi sur la GRC, le membre recevait signification de l’avis d’audience accompagné d’une copie de la preuve écrite ou documentaire, d’une copie des déclarations de témoins ainsi que d’une liste des pièces. Selon la Loi sur la GRC actuelle et les CC (déontologie), le membre reçoit signification de l’avis d’audience et du rapport d’enquête qui contiennent les mêmes documents que ceux mentionnés dans l’ancienne disposition. Par conséquent, le régime de déontologie actuel n’exige pas que l’autorité disciplinaire signifie au membre un plus grand nombre de documents qu’auparavant. Si tel avait été le cas, il aurait pu être logique de modifier le délai prescrit pour un délai plus long. Cette affirmation se veut une reconnaissance du fait que le comité reçoit maintenant les mêmes renseignements que le membre visé. Je conclus donc qu’en remplaçant l’expression « dès que » par l’expression « dans les meilleurs délais », le législateur n’avait pas l’intention d’accorder plus de souplesse aux autorités disciplinaires pour signifier l’avis d’audience.

[57]  Je conclus plutôt que la substitution de l’expression « dès que » par l’expression « dans les meilleurs délais » est le résultat des efforts déployés pour moderniser le libellé de la Loi sur la GRC. Dans le document intitulé « Legistics - Describing Time Period » déposé par l’appelant, l’expression « as soon as feasible » (« dans les meilleurs délais ») est celle qui est recommandée pour décrire la catégorie du délai signifiant que : [TRADUCTION] « quelque chose doit être fait incessamment, compte tenu des circonstances ». Le terme « forthwith » (« dès que ») est également classé sous cette catégorie de délai, mais l’on donne des précisions importantes sur son utilisation actuelle :

[TRADUCTION]

« forthwith » (« dès que ») : Bien que ce terme ait un sens juridique généralement accepté qui correspond à la deuxième catégorie de délai, on en décourage l’utilisation, parce que son libellé n’est pas clair et que son sens juridique n’est peut-être pas le même que le sens compris par le public.

[58]  Compte tenu du fait que l’expression « dans les meilleurs délais » est, au sens juridique, une formulation subsidiaire de l’expression « dès que », il s’ensuit que la première expression doit être interprétée d’une manière compatible avec la seconde. Comme l’a reconnu le comité d’arbitrage dans la décision Black, l’expression « forthwith » (« sans délai ») signifie [TRADUCTION] « dès qu’il est possible, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire » (appel, à la page 79). De même, les circonstances doivent être examinées pour déterminer si la condition « dès que possible » a été respectée.

[59]  En l’espèce, le comité a examiné la distinction entre les deux expressions et a conclu que [TRADUCTION] « [m]algré la suppression de l’expression “sans délai”, le paragraphe 43(2) [de la Loi sur la GRC] exige toujours que l’autorité disciplinaire prenne une mesure rapide de façon raisonnable » (décision, à la page 8). Ensuite, le comité a examiné l’argument de l’appelant selon lequel le délai était attribuable aux grands défis auxquels la DRAD avait dû faire face au moment des événements ainsi qu’aux graves préoccupations exprimées par le plaignant au sujet de sa participation au processus d’audience (décision, à la page 9). Le comité a conclu que, malgré ces circonstances, le délai d’environ 370 jours pour signifier l’avis à l’appelant était inacceptable (décision, aux pages 9 et 10).

[60]  La conclusion du comité doit faire l’objet d’une grande retenue. Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le comité n’a commis aucune erreur manifeste ou déterminante lorsqu’il a statué que l’appelant avait l’obligation, en application du paragraphe 43(2) de la Loi sur la GRC, de signifier l’avis à l’intimé en temps opportun. Je conclus également que le comité a tenu compte des circonstances soulevées par l’appelant au sujet des délais supplémentaires. À mon avis, la conclusion du comité selon laquelle ces circonstances ne justifiaient pas un délai aussi excessif dans la signification de l’avis à l’intimé n’est pas manifestement déraisonnable.

2. L’interprétation par le comité du délai de 90 jours prévu à l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC

[61]  L’appelant soutient que le comité a commis une erreur dans l’interprétation et l’application de l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC. Il précise que le processus disciplinaire comporte une certaine souplesse, un certain caractère raisonnable et un certain sens pratique, mais ne consiste pas simplement en un décompte de dates (appel, à la page 38). Par conséquent, l’appelant affirme que, contrairement à l’analyse du comité, le délai de 90 jours n’est [TRADUCTION] « rien de plus qu’une ligne directrice ».

[62]  Selon l’appelant, les membres visés disposent d’une grande souplesse en ce qui a trait à leur obligation de répondre aux allégations dans les trente jours suivant la date à laquelle ils ont reçu signification de l’avis d’audience, comme le prescrit le paragraphe 15(3) des CC (déontologie). L’appelant soutient que, pour s’acquitter convenablement de cette obligation, les représentants des membres demandent régulièrement des prorogations de délai qui leur sont accordées par la suite pour une multitude de raisons, notamment des tâches en suspens au dossier, la charge de travail et d’autres engagements. De l’avis de l’appelant, le comité aurait dû appliquer la même souplesse au délai de 90 jours prévu à l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC.

[63]  L’intimé soutient que l’appelant soulève des arguments supplémentaires concernant le délai de 90 jours prévu à l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC qui auraient pu raisonnablement être fournis dans sa réplique à la requête initiale pour abus de procédure (appel, à la page 301). Par conséquent, l’intimé fait valoir que l’inclusion par l’appelant de tels renseignements dans ses observations écrites serait contraire aux CC (Griefs et appels). À son avis, les arguments de l’appelant sur ce moyen d’appel devraient être rejetés.

[64]  Tout d’abord, je ne peux conclure que les arguments soulevés par l’appelant en l’espèce sont assujettis à la restriction énoncée au paragraphe 25(2) des CC (Griefs et appels). Dans ses observations écrites sur le deuxième moyen d’appel, l’appelant réagit à l’interprétation que fait le comité du délai de 90 jours prévu à l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC. Par conséquent, j’examinerai les arguments de l’appelant.

[65]  Dans sa décision, le comité s’est penché sur le délai de 90 jours prévu à l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC et a formulé les observations suivantes (décision, à la page 9) :

[TRADUCTION]

[34] La GRC, par sa politique, a établi un délai repère de 90 jours pour la tenue d’une audience disciplinaire à la suite de la constitution du comité de déontologie. Bien qu’un délai de 90 jours ne soit pas inflexible, les comités de déontologie « feront tous les efforts raisonnables pour tenir l’audience » dans ce délai. Cela suppose que les événements suivants se produiront dans le délai de 90 jours :

  L’avis de l’audience disciplinaire sera signifié au membre;

  le membre demandera et obtiendra des conseils juridiques;

  le membre fournira une réponse écrite obligatoire (dans les 30 jours suivant la signification de l’avis d’audience);

  la date d’audience sera alors fixée;

  l’audience disciplinaire sera tenue.

[66]  En l’espèce, le comité a été constitué le 8 avril 2015. Selon l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC, les comités de déontologie « feront tous les efforts raisonnables pour tenir l’audience » dans les 90 jours suivant leur constitution. Il ressort du dossier que, le 28 mai 2015 (documents, à la page 27), puis de nouveau le 23 décembre 2015, le comité a communiqué par courriel avec le RAD pour demander une mise à jour sur l’affaire relative à la conduite et pour préciser qu’il n’avait pas encore reçu l’avis ni le rapport d’enquête (documents, à la page 26). Le 11 janvier 2016, le RAD a informé le comité que l’avis serait signifié à l’intimé au plus tard avant la fin du mois. Le 25 février 2016, le comité a communiqué avec le RAD pour obtenir une confirmation de la signification en bonne et due forme de l’avis (documents, à la page 25). Le même jour, le RAD a répondu qu’en raison de retards imprévus, l’estimation précédente avait été trop ambitieuse et que la question serait traitée dès que possible (documents, à la page 24). L’intimé a finalement reçu signification de l’avis le 12 avril 2016 (documents, à la page 20).

[67]  L’appelant soutient que le comité aurait dû faire preuve de plus de souplesse dans l’interprétation et l’application de l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC. Je conclus que le comité a non seulement admis que le délai de 90 jours est souple, mais aussi qu’il a fait preuve d’une grande souplesse et de beaucoup de patience. Le 28 mai 2015, le comité a envoyé une première demande de renseignements à la DRAD sur la situation de l’avis et des documents, puis une autre le 23 décembre 2015, quelque 259 jours après sa nomination le 8 avril 2015. Après plusieurs autres courriels de suivi, l’avis a finalement été signifié à l’intimé le 12 avril 2016. Le retard est flagrant à tous points de vue, mais surtout parce que, comme l’a précisé le comité, la signification d’un avis d’audience n’est que la première de plusieurs mesures prévues dans ce délai de 90 jours.

[68]  Bien que l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC permette une certaine souplesse, il établit également un délai repère de 90 jours. Cette attente correspond à l’un des objectifs de modernisation du régime de déontologie de la GRC : la célérité des instances en matière de déontologie. Dans sa décision, le comité a reconnu que, dans certains cas, l’avis d’audience disciplinaire ne sera pas signifié à temps et le délai visé de 90 jours ne sera pas respecté (décision, à la page 9). Bien que le comité ait admis qu’une certaine souplesse était nécessaire, il a conclu qu’en l’espèce le délai était inacceptable.

[69]  Étant donné que j’admets que le délai était excessif et que je reconnais que la politique n’a pas force de loi, je conclus que le comité n’a commis aucune erreur manifeste ou déterminante dans l’interprétation de l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC.

[70]  Avant de me pencher sur le prochain moyen d’appel, j’aimerais souligner que les planificateurs et les rédacteurs de la Politique de déontologie de la GRC ont peut-être cru que le délai repère de 90 jours était réaliste. Toutefois, en pratique, il a été souvent difficile de respecter ce délai pour de nombreuses raisons légitimes. Aucune personne concernée par le processus disciplinaire ne contestera cette réalité. À mon avis, cependant, les lacunes et les délais discutables dans l’évolution de cette affaire, en particulier depuis la constitution du comité, sont préoccupants.

3. L’application par le comité des principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Jordan

[71]  L’appelant soutient que, bien que le comité ait reconnu que le nouveau cadre établi dans l’arrêt Jordan concernant les délais dans les instances criminelles ne s’applique pas au processus disciplinaire, il a accordé une importance démesurée à plusieurs principes énoncés dans cet arrêt, ce qui a par conséquent eu une influence sur sa conclusion finale (appel, à la page 39). L’appelant avance en outre que, dans l’arrêt Jordan, la Cour suprême du Canada a manifestement conclu qu’en ce qui a trait à la rétroactivité, l’application d’un cadre plus contextuel et plus souple était nécessaire pour les affaires déjà en cours d’instance. Selon l’appelant, le comité aurait dû suivre la même démarche, étant donné que le nouveau processus disciplinaire a été adopté en novembre 2014, donc antérieurement à l’arrêt Jordan. À son avis, le comité n’a pas usé de la même latitude et de la même souplesse.

[72]  L’intimé soutient encore une fois que, contrairement au paragraphe 25(2) des CC (griefs et appels), l’appelant soulève des arguments supplémentaires relativement à l’arrêt Jordan, qu’il aurait pu raisonnablement fournir dans sa réplique à la requête pour abus de procédure (appel, à la page 302). L’intimé souligne également que le commissaire, dans sa décision rendue sur la requête en appel, confirme que les principes établis dans le système de justice criminelle peuvent servir de référence pour les comités de déontologie.

[73]  À mon avis, les arguments soulevés par l’appelant en appel ne sont pas assujettis à la restriction prévue au paragraphe 25(2) des CC (griefs et appels). L’appelant conteste l’interprétation et l’application par le comité des principes énoncés dans l’arrêt Jordan. Cela est certainement permis. Par conséquent, j’examinerai les arguments de l’appelant.

[74]  Les principes énoncés dans l’arrêt Jordan que le comité expose dans sa décision se rapportent à l’importance d’instruire les procès en temps utile afin de préserver la confiance du public. Par souci de commodité, les passages sont reproduits ci-dessous (décision, aux pages 6 et 7) :

[22] […] En effet, les procès instruits en temps utile ont des répercussions sur les autres personnes qui interviennent dans les procès criminels et qui sont touchées par eux, de même que sur la confiance du public envers l’administration de la justice.

[23] Les victimes d’actes criminels et leurs familles peuvent être anéanties par de tels actes et avoir de ce fait un intérêt particulier à ce que les procès se déroulent rondement (R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, p. 1220-1221). En effet, les délais exacerbent la souffrance des victimes et les empêchent de tourner la page.

[24] En revanche, les procès instruits dans un délai raisonnable permettent aux victimes et aux témoins d’apporter la meilleure contribution possible au procès et minimisent l’« angoiss[e] et [la] frustration [qu’ils ressentent] jusqu’au témoignage lui-même » (Askov, p. 1220). Le cumul des délais interrompt pour sa part leurs activités personnelles, professionnelles ou commerciales, et crée des tracas qui peuvent les décourager de participer au procès.

[25] Dernier élément, qui n’est toutefois certainement pas le moindre, les procès instruits en temps utile sont importants pour préserver la confiance générale du public envers l’administration de la justice. […] Le défaut « de tenir les procès criminels avec équité, rapidité et efficacité amène inévitablement la société à douter [. . .] et, en fin de compte, à mépriser les procédures judiciaires » (p. 1221).

[26] Le prolongement des délais mine la confiance du public envers le système. […]

[27] Les Canadiens et Canadiennes s’attendent donc à juste titre à ce que notre système puisse rendre une justice de qualité d’une manière qui soit raisonnablement efficace et rapide. […]

[75]  L’appelant affirme que le comité a donné une importance démesurée aux principes énoncés dans l’arrêt Jordan et qu’il aurait dû adopter une démarche plus souple à l’égard de l’application rétroactive de l’arrêt de la Cour suprême du Canada. Compte tenu de l’examen que j’ai fait de la décision du comité, je conclus que les passages cités de l’arrêt Jordan correspondent de façon générale aux principes directeurs du processus disciplinaire de la GRC, qui s’appliquent nécessairement en l’espèce.

[76]  La GRC a la responsabilité de préserver la confiance du public dans les enquêtes en matière d’inconduite et dans l’administration du régime de déontologie de la police. Dans la décision Kinsey c Canada (Procureur général), 2007 CF 543, la Cour fédérale a formulé les observations suivantes :

[44] Quant à l’objet du texte législatif, la Loi sur la GRC confère à la GRC, suivant les directives du commissaire, la responsabilité première dans l’élaboration et le maintien des normes de professionnalisme et de discipline qui doivent être respectées dans ses propres rangs. Par conséquent, lorsqu’il exerce cette fonction, le commissaire n’établit pas simplement les droits des parties : il pondère les intérêts du membre de la GRC visé par les mesures disciplinaires et ceux de la GRC et du public canadien en s’assurant que les gendarmes qui se sont conduits de façon scandaleuse sont punis d’une manière qui préserve la confiance du public envers la GRC.

[Non souligné dans l’original.]

[77]  Dans le cadre d’un effort continu visant à promouvoir la confiance du public dans les affaires disciplinaires de la GRC, la Loi sur la GRC a été modernisée et l’un des principaux objectifs de cette modernisation était de permettre que les cas d’inconduite soient traités de façon plus adaptée, plus rapide et plus efficace. Par exemple, selon le processus actuel, la plupart des questions de conduite sont maintenant traitées lors d’une rencontre et peuvent souvent être réglées au niveau approprié le moins élevé. L’objectif de créer un processus disciplinaire plus rapide et plus efficace est précisé au premier paragraphe de la Loi visant à accroître la responsabilité de la Gendarmerie royale du Canada, LC 2013, c 18, qui a amorcé la réforme de la Loi sur la GRC actuelle :

Le texte accroît la responsabilité de la Gendarmerie royale du Canada en modifiant deux aspects essentiels de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada. D’abord, il renforce l’organe d’examen et de traitement des plaintes et met en place un cadre régissant les enquêtes sur les incidents graves mettant en cause des membres. Ensuite, il modernise l’application des mesures disciplinaires, le traitement des griefs et la gestion des ressources humaines pour les membres, dans le but de prévenir, de régler et de corriger de manière rapide et équitable les problèmes de rendement et de conduite.

[Non souligné dans l’original.]

[78]  Compte tenu de l’importance accordée au déroulement rapide et efficace des procédures disciplinaires dans le cadre de la modernisation de la Loi sur la GRC, je ne souscris pas à l’argument de l’appelant selon lequel le comité a apprécié de manière excessive les principes énoncés dans l’arrêt Jordan quant à l’importance de tenir des procès rapidement afin de préserver la confiance du public. En réalité, l’appelant a, à mon avis, accordé une importance exagérée aux renvois de l’arrêt Jordan dans la décision du comité. Pour cette même raison, je ne souscris pas non plus à la thèse de l’appelant selon laquelle le comité aurait dû appliquer les principes énoncés dans l’arrêt Jordan avec une plus grande souplesse, compte tenu de la possibilité d’une application rétroactive de l’arrêt de la Cour suprême du Canada. Les modifications apportées au processus disciplinaire, y compris celles visant à assurer la célérité de l’instance, sont entrées en vigueur le 28 novembre 2014. Ainsi, même en l’absence de l’arrêt Jordan, elles s’appliquent directement en l’espèce.

[79]  En conséquence, je ne peux conclure que le comité a commis une erreur manifeste ou déterminante lorsqu’il a renvoyé à certains énoncés tirés de l’arrêt Jordan ou dans l’examen qu’il a fait de ces énoncés.

4. L’application par le comité du critère établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe

[80]  L’appelant soutient que le comité a commis une erreur dans l’interprétation et l’application du critère à trois volets établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe.

[81]  Premièrement, l’appelant avance que, bien qu’il soit loin d’être idéal, le délai n’a pas été à ce point inacceptable, comme la Cour suprême du Canada l’a décrit dans l’arrêt Blencoe (appel, à la page 40). L’appelant affirme que, contrairement à l’interprétation de la Cour suprême du Canada, le comité n’a pas examiné les « autres circonstances de l’affaire », telles que la nature des allégations, les modifications mises en oeuvre par la Loi sur la GRC ainsi que les défis que la DRAD a dû relever à la suite de la mise en application du nouveau processus disciplinaire de la GRC. Pour ce qui est de ces défis, l’appelant affirme que le comité aurait dû accorder une plus grande importance au fait que le dossier de l’intimé avait été transféré d’un avocat à l’autre plusieurs fois (appel, à la page 41).

[82]  De plus, selon l’appelant, le comité n’a pas appliqué la démarche appropriée en ce qui a trait au caractère inévitable des retards imprévus. À son avis, le comité aurait dû appliquer le même raisonnement que celui tenu par le comité d’arbitrage dans la décision Black (appel, à la page 86; décision Black, à la page 41) :

[TRADUCTION]

La situation se présente comme ça et vous vous en occupez par la suite. Vous ne pouvez pas prévoir ce que l’employé va accomplir, ou ne pas accomplir, au cours des semaines ou des mois qui précèdent son départ en congé médical prolongé. On peut seulement s’attendre à ce que l’employeur tâtonne et fasse de son mieux pour régler les questions en suspens.

[83]  Deuxièmement, l’appelant soutient que le comité a commis une erreur en concluant que le délai avait causé un préjudice important à l’intimé (appel, à la page 41). À son avis, la conclusion du comité selon laquelle [TRADUCTION] « pendant toute la période de deux ans, l’[Intimé] a été suspendu de ses fonctions et ne savait pas s’il y aurait une audience disciplinaire ni quand celle-ci aurait lieu » ne répond pas aux critères établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe (appel, à la page 42; arrêt Blencoe, au paragraphe 133) :

Pour qu’il y ait abus de procédure, le délai écoulé doit, outre sa longue durée, avoir causé un préjudice réel d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public.

[84]  L’appelant soutient que la simple affirmation de l’intimé, sans preuve à l’appui, selon laquelle il a subi un préjudice ne suffit pas pour satisfaire aux critères requis. L’appelant présente un examen de la jurisprudence récente confirmant que la preuve du préjudice doit être établie lorsqu’il s’agit de déterminer si un arrêt des procédures doit être accordé. Dans une affaire où le délai était de 35 mois, la Cour d’appel du Manitoba, dans l’arrêt Nisbett v Manitoba (Human Rights Commission), 85 Man R (2d) 101, a rejeté l’argument de l’appelant selon lequel la déduction relative à l’existence d’un préjudice est renforcée par la durée du délai. La Cour a conclu que [TRADUCTION] « la question est simplement de savoir si, d’après le dossier, il a été établi que le préjudice subi est assez important pour nuire à l’équité de l’audience » (appel, à la page 42). Dans une autre affaire où il y avait eu un délai de trois ans et six mois entre une plainte et une décision finale, la Cour d’appel du Québec, dans l’arrêt Ptack c Comité de l’ordre des dentistes du Québec, [1993] RL 305 (QC CA), a conclu que, même si le délai était déraisonnable, elle n’était pas convaincue qu’il y avait eu préjudice (appel, à la page 42). La Cour a également reconnu l’importance d’un lien de causalité entre le délai et le préjudice. En l’espèce, l’appelant affirme que la stigmatisation alléguée dont a été victime l’intimé découlait des allégations elles-mêmes, et non du délai.

[85]  Troisièmement, en ce qui concerne le caractère approprié de la réparation, l’appelant soutient que le comité a commis une erreur lorsqu’il a conclu qu’il y avait abus de procédure sans avoir bien soupesé « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, [au regard de] celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures » (appel, à la page 43; arrêt Blencoe, au paragraphe 120). L’appelant affirme qu’en l’espèce, le délai n’a pas eu d’incidence négative ni entraîné de préjudice à l’égard de l’intégrité générale du processus disciplinaire de la GRC.

[86]  En outre, l’appelant fait valoir que le comité n’a pas examiné d’autres mesures de réparation appropriées ainsi que d’autres facteurs importants, tels que le fait qu’il avait accordé un arrêt des procédures quelques jours seulement avant la date d’audience, que des témoins avaient été convoqués et que les parties étaient prêtes à aller de l’avant (appel, à la page 44). Par conséquent, l’octroi d’un arrêt des procédures par le comité ne respecte pas le degré requis des « cas les plus manifestes », comme l’a fait observer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt O’Connor. L’appelant ajoute que la Cour suprême du Canada a donné des précisions sur ce principe dans l’arrêt R c Babos, [2014] 1 SCR 309, au paragraphe 30, de la manière suivante :

L’arrêt des procédures est la réparation la plus draconienne qu’une cour criminelle puisse accorder […]. Il met un terme de façon définitive à la poursuite de l’accusé, ce qui a pour effet d’entraver la fonction de recherche de la vérité du procès et de priver le public de la possibilité de voir justice faite sur le fond. En outre, dans bien des cas, l’arrêt des procédures empêche les victimes alléguées d’actes criminels de se faire entendre.

[87]  De l’avis de l’appelant, le fait de permettre l’arrêt des procédures dans les circonstances risque gravement d’entraîner une déconsidération à la fois du processus disciplinaire de la GRC et de la GRC en tant qu’organisation.

[88]  L’intimé soutient que l’appelant soulève des arguments et des renseignements supplémentaires concernant l’arrêt Blencoe, les défis auxquels la DRAD a dû faire face en 2015, l’absence de préjudice important subi par l’intimé, l’intégrité du processus disciplinaire de la GRC, l’intérêt public ainsi que la réparation appropriée (appel, aux pages 302 et 303). À son avis, l’appelant aurait pu raisonnablement fournir ces arguments dans sa réplique à la requête datée du 30 septembre 2016. Ils devraient donc être rejetés.

[89]  Encore une fois, je ne crois pas que les arguments soulevés par l’appelant en appel sont nécessairement assujettis à la restriction énoncée au paragraphe 25(2) des CC (Griefs et appels). L’appelant conteste l’interprétation et l’application par le comité des principes établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe. J’examinerai les arguments de l’appelant à tour de rôle.

a) Le délai était-il inacceptable?

[90]  Dans l’arrêt Blencoe, la Cour suprême du Canada a conclu qu’un délai de 24 mois qui s’était écoulé entre le dépôt de la plainte initiale et le renvoi au British Columbia Human Rights Tribunal (le Tribunal) « n’était ni excessif ni inexcusable au point de constituer un abus de procédure » (arrêt Blencoe, au paragraphe 132). À mon sens, il est trop simpliste de compter le nombre de mois entre le moment du dépôt de la plainte et la date d’audience pour établir si le délai en l’espèce est acceptable ou non. Comme point de départ, il convient d’examiner de près les périodes essentielles situées à l’intérieur du délai.

[91]  Le délai que le comité a jugé inacceptable et qui a entraîné l’octroi de l’arrêt des procédures est principalement le délai situé entre la date à laquelle le comité a été constitué par l’officier désigné et la date à laquelle l’intimé a reçu signification de l’avis. Le comité a été constitué le 8 avril 2015 et l’intimé a reçu signification de l’avis le 12 avril 2016, soit environ 370 jours plus tard. Dans l’arrêt Blencoe, le délai correspondant serait situé entre la date à laquelle la Commission des droits de la personne a renvoyé la plainte au Tribunal et la date à laquelle l’intimé a été avisé qu’une audience avait été fixée. Dans cette affaire, la plainte a été renvoyée au Tribunal le 3 juillet 1997 et l’intimé a été avisé 69 jours plus tard, soit le 10 septembre 1997, qu’une date d’audience avait été fixée (arrêt Blencoe, aux paragraphes 11 et 16).

[92]  En outre, contrairement à l’arrêt Blencoe, la Loi sur la GRC et la Politique de déontologie de la GRC créent une attente légitime selon laquelle un avis d’audience sera signifié au membre « dans les meilleurs délais » afin de permettre au comité de déontologie de statuer sur l’affaire le plus rapidement possible. En me fondant sur l’analyse que j’ai faite des deux premiers moyens d’appel susmentionnés, je conclus que le comité n’a commis aucune erreur manifeste ou déterminante dans l’interprétation et l’application des délais prévus au paragraphe 43(2) de la Loi sur la GRC et à l’article 3.8 de la Politique de déontologie de la GRC.

[93]  Ensuite, pour déterminer si le délai en question est inacceptable, la Cour suprême du Canada a confirmé, dans l’arrêt Blencoe, que certains éléments doivent être examinés (arrêt Blencoe, au paragraphe 122) :

La question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire.

[94]  L’appelant soutient que le comité n’a pas examiné « les autres circonstances de l’affaire », telles que la nature des allégations, la mise en oeuvre des modifications apportées à Loi sur la GRC et les défis que la DRAD a dû relever à la suite de la création du nouveau processus disciplinaire de la GRC. Il ressort du dossier que les défis posés à la direction au moment des événements ont été décrits en détail dans un affidavit sous serment du directeur de la DRAD, qui a été déposé auprès du comité (documents, aux pages 95 à 97).

[95]  Compte tenu de l’examen que j’ai fait de la décision contestée, je conclus que le comité n’a commis aucune erreur dans l’application du premier volet du critère établi dans l’arrêt Blencoe. Premièrement, comme cela est précisé dans l’arrêt Blencoe, le comité a admis qu’aucun retard ne pouvait être attribué à l’intimé (décision, à la page 8). Ensuite, le comité a examiné les arguments que l’appelant a présentés sur les autres circonstances de l’affaire (décision, à la page 9) :

[TRADUCTION]

[32] L’intimé [l’appelant en l’espèce] soutient que le retard est attribuable à plusieurs facteurs. La DRAD a dû faire face à d’importants défis en raison d’un réaménagement des ressources humaines, de réaffectations de dossiers, de départs d’employés et du volume des dossiers dont elle était saisie. De plus, dans cette affaire d’inconduite sexuelle, le plaignant avait exprimé de sérieuses inquiétudes au sujet de sa participation à la procédure d’audience, ce qui avait entraîné des retards supplémentaires.

[96]  Après avoir examiné les dispositions actuelles de la loi et des politiques, le comité a conclu que les autres circonstances de l’affaire invoquées par l’appelant ne justifiaient pas le délai d’environ 370 jours. Selon le comité, même si les principes établis dans l’arrêt Blencoe s’appliquent toujours, certains délais qui étaient acceptables sous l’ancien régime disciplinaire peuvent maintenant être considérés comme excessifs (décision, à la page 9). Je suis d’accord avec le comité dans une certaine mesure. À mon avis, les autres circonstances de l’affaire qui, selon l’appelant, ont contribué au retard doivent être appréciées en tenant compte de la nature du processus disciplinaire de la GRC dans son état actuel. L’un des principaux objectifs de la modernisation de la Loi sur la GRC et l’instauration du délai de 90 jours dans la politique était de faire en sorte que les questions de déontologie soient traitées plus rapidement. L’importance de comprendre l’organisme administratif lors de l’appréciation d’un délai particulier a été examinée par le juge Lebel dans l’arrêt Blencoe, au paragraphe 158 :

[158] Deuxièmement, les organismes administratifs diffèrent les uns des autres. En fait, c’est le moins qu’on puisse dire. À première vue, un conseil des relations de travail, une commission de police et un office de contrôle laitier peuvent paraître avoir autant de points en commun qu’une ligne d’assemblage, un policier et une vache! Les organismes administratifs ont évidemment certaines caractéristiques en commun, mais en raison de la diversité de leurs attributions, de leur mandat et de leur organisation, il peut être totalement inapproprié d’appliquer les mêmes normes d’un contexte à l’autre. Par conséquent, l’évaluation judiciaire d’un délai dans une affaire particulière dont est saisi un organisme administratif donné doit inévitablement tenir compte d’un certain nombre de facteurs d’analyse contextuels.

[97]  En somme, je ne suis pas d’avis que la conclusion du comité sur le caractère inacceptable du délai en l’espèce, même en tenant compte de la nature des allégations, est manifestement déraisonnable.

b) Le délai a-t-il causé un préjudice important?

[98]  Le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Blencoe pour déterminer si un arrêt des procédures pour abus de procédure est justifié est de savoir s’il existe une preuve qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important (arrêt Blencoe, au paragraphe 101). La Cour suprême du Canada a expliqué que le délai doit avoir entraîné la violation des principes de justice naturelle et de l’obligation d’agir équitablement en compromettant la capacité d’une partie de répondre à la plainte, notamment parce que ses « souvenirs se sont estompés, parce que des témoins essentiels sont décédés ou ne sont pas disponibles ou parce que des éléments de preuve ont été perdus » (arrêt Blencoe, au paragraphe 101).

[99]  Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a admis que d’autres formes de préjudice qui ne concernent pas l’équité de l’audience peuvent constituer un abus de procédure. C’est le cas notamment lorsqu’un délai excessif a causé directement un préjudice psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de protection des droits de la personne (arrêt Blencoe, au paragraphe 115). La Cour suprême du Canada a tenu à souligner que rares sont les cas où il sera satisfait à ce critère très exigeant.

[100]  Dans sa décision, le comité a examiné ce volet du critère et a conclu que le délai avait causé un préjudice important à l’intimé, compte tenu du fait que [TRADUCTION] « [p]endant toute la période de deux ans, le demandeur [l’intimé, en l’espèce] a été suspendu de ses fonctions et ne savait pas s’il y aurait une audience disciplinaire ni quand celle-ci aurait lieu » (décision, à la page 10). Le comité a essentiellement réitéré les arguments de l’intimé relatifs à la requête (documents, à la page 375; décision, à la page 10).

[101]  Bien que le comité ait correctement établi les principes juridiques énoncés dans l’arrêt Blencoe, à mon avis, la conclusion du comité selon laquelle l’intimé a subi un préjudice suffisamment important pour justifier un arrêt des procédures dans ces circonstances pose problème.

[102]  Premièrement, je conclus que l’intimé n’a pas réussi à établir qu’un manquement aux principes de justice naturelle et à l’obligation d’agir équitablement lui avait causé un préjudice important. Malgré le délai déraisonnable, aucune preuve n’a été produite pour démontrer que le délai aurait compromis la capacité de l’intimé à se défendre contre les allégations. En fait, non seulement l’intimé et les témoins essentiels étaient présents et étaient censés témoigner, mais leurs entrevues ont été enregistrées et résumées par l’ASIRT dans le cadre de son enquête. De plus, aucune argumentation invoquant la perte d’éléments de preuve essentiels n’a été présentée à l’intimé.

[103]  Deuxièmement, bien que la Cour suprême du Canada ait admis qu’un délai qui ne compromet pas l’audience peut causer un préjudice important, je conclus que l’intimé n’a pas démontré qu’il avait subi un préjudice dans la mesure requise par l’arrêt Blencoe. Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada, le délai doit avoir directement causé un préjudice psychologique important à l’intimé ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime disciplinaire de la GRC. En l’espèce, l’intimé n’a présenté aucun élément de preuve de nature médicale pour établir que le délai excessif lui a causé un certain préjudice psychologique, sans parler d’un préjudice psychologique important.

[104]  J’admets que l’intimé a naturellement été exposé à la stigmatisation en raison de la plainte d’agression sexuelle portée contre lui, et qui a donné lieu à une enquête criminelle et une enquête interne. Toutefois, je tiens à souligner que l’ASIRT a rendu la décision de ne pas intenter de poursuites criminelles contre l’intimé dans une lettre datée du 8 avril 2015 (documents, aux pages 451 à 453). Le comité a été constitué le même jour, ce qui a marqué le début du délai qui sera finalement considéré comme étant inacceptable. Par conséquent, au cours de cette période subséquente, l’intimé n’a pas été exposé au risque associé aux accusations d’agression sexuelle en instance au criminel.

[105]  L’autre stigmatisation qui a peut-être causé un préjudice à l’intimé est associée à deux contraventions au code de déontologie pour conduite déshonorante. Toutefois, je ne suis pas convaincu que l’intimé a satisfait au critère exigeant établi dans l’arrêt Blencoe et qu’il a démontré que le délai a entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de déontologie de la GRC. Comme la Cour suprême du Canada l’a clairement fait observer, il faut prouver qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important (arrêt Blencoe, au paragraphe 101). Il ressort manifestement du dossier que le comité a conclu que l’intimé a satisfait à ce critère en l’absence de tout élément de preuve convaincant.

[106]  J’admets que ce moyen d’appel soulève une question mixte de fait et de droit à l’égard de laquelle il faut faire preuve d’une grande retenue. Toutefois, à mon avis, le comité a commis une erreur manifeste et déterminante dans l’application de l’arrêt Blencoe lorsqu’il a conclu que le délai avait causé un préjudice important à l’intimé. Par conséquent, la décision du comité est manifestement déraisonnable et ne peut être confirmée.

c) L’abus de procédure commande-t-il un arrêt des procédures?

[107]  Le troisième élément du critère établi dans l’arrêt Blencoe concerne la question de savoir si l’arrêt des procédures est la réparation appropriée. Étant donné que la conclusion du comité concernant le préjudice subi par l’intimé a été rejetée, il n’est pas nécessaire que je me penche sur ce dernier élément.

DÉCISION

[108]  J’arrive à la conclusion que le comité a commis une erreur manifeste et déterminante lorsqu’il a conclu qu’un délai excessif avait causé un préjudice important à l’intimé au point de justifier l’octroi d’un arrêt des procédures.

[109]  En vertu de l’alinéa 45.16(1)b) de la Loi sur la GRC, l’appel est accueilli et une nouvelle audience doit être tenue devant un comité de déontologie autrement composé.

[110]  Il ne devrait échapper à personne que cette affaire doit être traitée en priorité. De plus, ma décision ne constitue pas une approbation des pratiques de gestion des dossiers qui ont été exposées en l’espèce.

 

 

 

Steven Dunn

Arbitre en matière de déontologie

 

Date

 

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