Déontologie

Informations sur la décision

Résumé :

Le gendarme Von Kramer Oré (gendarme Kramer) fait face à un total de cinq allégations en contravention au Code de déontologie de la Gendarmerie royale du Canada. Quatre d’entre elles allèguent que le gendarme Kramer s’est conduit de façon déshonorante contrairement à l’article 7.1 du Code de déontologie. La cinquième allègue que le gendarme Kramer a manqué d’intégrité, d’équité et d’impartialité en abusant de son autorité, pouvoir ou position, et ce, en contravention à l’article 3.2 du Code de déontologie. Ce dossier concerne un conflit personnel entre le gendarme Kramer et son ex-conjointe dans lequel il s’est identifié comme membre de la Gendarmerie royale du Canada auprès d’agences partenaires.
Après la tenue d’une audience contestée, le Comité de déontologie a établi deux des cinq allégations. Compte tenu de la nature des deux allégations établies et de la similitude des événements décrits, le Comité a imposé les mesures disciplinaires globales suivantes :
a. une pénalité financière équivalente à 40 jours de la solde du gendarme Kramer; et
b. l’inadmissibilité à toute promotion pour une période de 2 ans, à partir de la date de réintégration du gendarme Kramer.

Contenu de la décision

Protégé A

2020 DAD 04

Interdiction de publication : Sur ordre du Comité de déontologie, les informations susceptibles d’identifier le fils du membre visé dans cette décision ne peuvent être publiées, diffusées ou transmises de quelque manière que ce soit.

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GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

Audience disciplinaire

dans l’affaire intéressant la

Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC (1985), c R-10

ENTRE :

Commandant de la Division C

Autorité disciplinaire

et

Gendarme Kane Von Kramer Oré, numéro de matricule 50969

Membre visé

Décision du Comité de déontologie

Josée Thibault

Le 12 mars 2020

Me Denis Morel et sergente d’état-major Chantal Ledû, pour l’autorité disciplinaire

Me Sabine Georges et Me Daniel Pinsky, pour le membre visé


TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ DE LA DÉCISION  3

INTRODUCTION  5

ALLÉGATIONS  6

RÉSUMÉ DES FAITS ÉTABLIS  10

DÉCISION RELATIVE AUX ALLÉGATIONS  14

Crédibilité des témoins  14

Principe de la conduite déshonorante – article 7.1 du Code de déontologie  16

Analyse des allégations  16

Allégation 1 – Chantage  16

Allégation 2 – Statut de policier dans une situation de nature personnelle  19

Allégation 3 – Avantage de s’identifier comme policier  20

Allégation 4 – Informations fausses et trompeuses aux agences partenaires  23

Allégation 5 – Explications fausses et trompeuses à son superviseur  27

DÉCISION RELATIVE AUX MESURES DISCIPLINAIRES  28

Analyse des mesures disciplinaires  29

Gamme des mesures disciplinaires  29

Facteurs aggravants  31

Facteurs atténuants  32

CONCLUSION  35

 

RÉSUMÉ DE LA DÉCISION

Le gendarme Von Kramer Oré (gendarme Kramer) fait face à un total de cinq allégations en contravention au Code de déontologie de la Gendarmerie royale du Canada. Quatre d’entre elles allèguent que le gendarme Kramer s’est conduit de façon déshonorante contrairement à l’article 7.1 du Code de déontologie. La cinquième allègue que le gendarme Kramer a manqué d’intégrité, d’équité et d’impartialité en abusant de son autorité, pouvoir ou position, et ce, en contravention à l’article 3.2 du Code de déontologie. Ce dossier concerne un conflit personnel entre le gendarme Kramer et son ex-conjointe dans lequel il s’est identifié comme membre de la Gendarmerie royale du Canada auprès d’agences partenaires.

Après la tenue d’une audience contestée, le Comité de déontologie a établi deux des cinq allégations. Compte tenu de la nature des deux allégations établies et de la similitude des événements décrits, le Comité a imposé les mesures disciplinaires globales suivantes :

  1. une pénalité financière équivalente à 40 jours de la solde du gendarme Kramer; et

  2. l’inadmissibilité à toute promotion pour une période de 2 ans, à partir de la date de réintégration du gendarme Kramer.


INTRODUCTION

[1]  Le 12 mars 2019, le commandant de la Division C a demandé, par un Avis à l’officier désigné, la tenue d’une audience disciplinaire dans cette affaire. Le 14 mars 2019, j’ai été nommée au Comité de déontologie en vertu du paragraphe 43(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC (1985), c R-10 [Loi sur la GRC].

[2]  L’Avis d’audience disciplinaire a été signé par l’autorité disciplinaire le 26 mars 2019 et il a été signifié au gendarme Kramer avec le dossier d’enquête le 9 avril 2019. L’avis contenait un total de cinq allégations. Quatre d’entre elles alléguaient que le gendarme Kramer s’est conduit de façon déshonorante contrairement à l’article 7.1 du Code de déontologie de la GRC. La cinquième allégation précisait que le gendarme Kramer a contrevenu à l’article 3.2 du Code de déontologie en manquant d’intégrité, d’équité et d’impartialité en abusant de son autorité, pouvoir ou position.

[3]  Les énoncés détaillés contenus dans les allégations font état d’un conflit personnel entre le gendarme Kramer et son ex-conjointe, madame I.V., depuis leur séparation il y a plus d’une décennie. Le conflit s’est intensifié du 9 au 24 juillet 2018, lorsque le gendarme Kramer a refusé de signer une lettre de consentement autorisant madame I.V. à voyager quatre semaines en République dominicaine avec leur fils âgé de 11 ans à l’époque. Son refus était lié au fait que madame I.V. refusait de signer, avant son départ, une nouvelle entente familiale qui diminuerait, entre autres, le montant de la pension alimentaire qu’il verse mensuellement au bénéfice de son fils.

[4]  Le 22 mai 2019, le gendarme Kramer a fourni sa réponse à l’avis d’audience, conformément au paragraphe 15(3) des Consignes du commissaire (Déontologie), DORS/2014- 291.

[5]  L’audience s’est tenue à Brossard, Québec, du 29 octobre au 1er novembre 2019. Huit personnes, incluant le gendarme Kramer, ont témoigné. La décision orale sur les allégations a été rendue le 13 novembre 2019. Deux des cinq allégations ont été établies et la décision orale sur les mesures disciplinaires a été rendue le 15 novembre 2019.

[6]  En vertu du paragraphe 45.1(7) de la Loi sur la GRC, le Comité de déontologie a émis de sa propre initiative à l’audience l’ordonnance de non-publication suivante :

Il est interdit à quiconque de publier, de diffuser ou de transmettre au public tout renseignement contenu dans les documents déposés auprès du Comité de déontologie de même que tout renseignement entendu lors de cette audience qui permettrait d’établir l’identité du fils du membre. Ceci inclut les décisions orales et écrites rendues par le Comité dans cette instance de même que les transcriptions de l’audience.

ALLÉGATIONS

[7]  Les cinq allégations dont le Comité de déontologie était saisi se lisent comme suit :

Allégation 1

Entre le 9 juillet et le 23 juillet 2018, inclusivement, à ou près de Montréal dans la province de Québec, le gendarme Kane Von Kramer Oré a eu une conduite déshonorante en contravention de l’article 7.1 du Code de déontologie,

Énoncés détaillés de l’allégation :

Les précisions 1 à 6 s’appliquent aux cinq allégations.

1. À toutes les époques pertinentes, vous étiez et vous êtes toujours un membre de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), affecté au quartier général de la Division « C » dans la province de Québec.

2. Vous aviez la garde partagée de votre fils avec madame I.V. et versiez à cette dernière une pension alimentaire au bénéfice de votre fils.

3. Vous étiez d’accord depuis 2016 à ce que les vacances estivales avec votre fils soient d’un mois pour chaque parent.

4. Le 1 mars 2018, vous avez confirmé à madame I.V. par courriel que les vacances estivales seraient de 4 semaines comme par le passé et qu’elle aurait la période du 23 juillet 2018 au 20 août 2018.

5. En juin et juillet 2018, vous avez approché madame I.V. par courriel pour qu’elle consente à régler à l’amiable un rajustement de la pension alimentaire.

6. À partir du 9 juillet 2018, vous avez commencé à envoyer des courriels et messages texte à madame I.V. demandant qu’elle consente à régler à l’amiable un rajustement à la baisse de la pension alimentaire, sinon vous ne signeriez pas l’autorisation de voyage en République dominicaine.

7. À partir du 17 juillet 2018, votre chantage s’est intensifié et vous avez envoyé un message texte à madame I.V. lui indiquant que l’Agence des services frontaliers du Canada (« ASFC ») avait été avisée que votre fils n’était pas autorisé à voyager; faisant référence à l’autorisation de voyage, vous avez écrit, entre autres, « tu ne l’auras pas sans que tu régularises notre situation ». Vous avez poursuivi votre chantage en avisant madame I.V. que votre fils serait refoulé à la frontière.

8. Le 23 juillet 2018, utilisant votre adresse courriel personnelle vous avez envoyé un courriel intitulé [TRADUCTION] « Alerte Importante : enfant quitte le pays sans l’autorisation des deux parents ». Vous avez adressé votre courriel à madame I.V., au Service de Police de la Ville de Montréal (« SPVM »), au « Department of Homeland Security » (« DHS ») et à l’ASFC.

9. Le 24 juillet 2018, madame I.V. s’apprêtait à traverser en voiture la frontière américaine avec sa famille. Madame I.V. et votre fils se firent refuser l’entrée aux États-Unis.

10. Madame I.V. fut détenue par les autorités américaines pendant plusieurs heures, elle fut questionnée, sa photo et ses empreintes digitales furent prises.

11. Votre conduite envers madame I.V. et sa famille était inappropriée et leur a occasionné du stress et des frais additionnels.

Allégation 2

Entre le 23 juillet et le 24 juillet 2018, inclusivement, à ou près de Montréal dans la province de Québec, le gendarme Kane Von Kramer Oré a manqué d’intégrité, d’équité et d’impartialité en abusant de son autorité, pouvoir ou position en contravention de l’article 3.2 du Code de déontologie.

Énoncés détaillés de l’allégation :

Les précisions 1 à 6 de l’allégation 1 s’appliquent à la présente allégation.

7. Le 23 juillet 2018, utilisant votre adresse courriel personnelle [adresse caviardée] vous avez envoyé un courriel intitulé [TRADUCTION] « Alerte Importante : enfant quitte le pays sans l’autorisation des deux parents ». Vous avez adressé votre courriel à madame I.V., au SPVM, au DHS et à l’ASFC.

8. Votre courriel indiquait que votre employeur était la GRC.

9. Le 23 juillet 2018, vers 12h20, vous avez transféré ce courriel à Peter Mercaldi, officier superviseur avec « US Customs and Border Protection ».

10. Le 24 juillet 2018, vous avez parlé avec M. Mercaldi et l’avez avisé que vous étiez policier.

11. Le 24 juillet 2018, madame I.V. et votre fils se firent refuser l’entrée aux États-Unis.

12. Vous avez manqué d’intégrité en vous identifiant comme policier dans une situation de nature personnelle.

Allégation 3

Entre le 23 juillet et le 24 juillet 2018, inclusivement, à ou près de Montréal dans la province de Québec, le gendarme Kane Von Kramer Oré a eu une conduite déshonorante en contravention de l’article 7.1 du Code de déontologie.

Énoncés détaillés de l’allégation :

Les précisions 1 à 6 de l’allégation 1 s’appliquent à la présente allégation.

7. Le 23 juillet 2018, utilisant votre adresse courriel personnelle vous avez envoyé un courriel intitulé [TRADUCTION] « Alerte Importante : enfant quitte le pays sans l’autorisation des deux parents ». Vous avez adressé votre courriel à madame I.V., au SPVM, au DHS et à l’ASFC.

8. Votre courriel indiquait que votre employeur était la GRC.

9. Le 23 juillet 2018, vers 12h20, vous avez transféré ce courriel à Peter Mercaldi, officier superviseur avec « US Customs and Border Protection ».

10. Le 24 juillet 2018, vous avez parlé avec M. Mercaldi et l’avez avisé que vous étiez policier.

11. Vous vous êtes identifiés comme employé de la GRC et policier aux autorités américaines dans le but d’avoir un avantage sur madame I.V. dans une dispute personnelle.

12. Madame I.V. et votre fils se firent refuser l’entrée aux États-Unis.

13. Vos actions étaient inappropriées.

Allégation 4

Entre le 23 juillet et le 24 juillet 2018, inclusivement, à ou près de Montréal dans la province de Québec, le gendarme Kane Von Kramer Oré a eu une conduite déshonorante en contravention de l’article 7.1 du Code de déontologie.

Énoncés détaillés de l’allégation :

Les précisions 1 à 6 de l’allégation 1 s’appliquent à la présente allégation.

7. Le 23 juillet 2018, utilisant votre adresse courriel personnelle vous avez envoyé un courriel intitulé [TRADUCTION] « Alerte Importante : enfant quitte le pays sans l’autorisation des deux parents ». Vous avez adressé votre courriel à madame I.V., ainsi qu’à des agences partenaires de la GRC, tel que le SPVM, le DHS et l’ASFC.

8. Votre courriel indiquait que votre employeur était la GRC, et contenait de l’information fausse ou trompeuse, tel que :

a) [TRADUCTION] « Depuis le début de 2018, madame I.V. a été conseillée à plusieurs reprises de prendre les mesures appropriées (médiation, avocat, tribunal) pour régulariser sa situation juridique dans la garde conjointe de notre fils. » […]

b) [TRADUCTION] « Je ne suis pas informé de l’aéroport ou du vol aux États-Unis à partir duquel madame I.V. prévoit voyager. » […]

9. Le 24 juillet 2018, vous avez envoyé un courriel à Derik Curtis, superviseur pour « U.S. Customs & Border Protection ». Votre courriel contenait de l’information fausse ou trompeuse, tel que :

[TRADUCTION] « Madame I.V. a été informée hier soir par le Service de police de Montréal des conséquences de quitter le Canada avec notre fils, contrairement aux informations contenues dans le jugement […] »

10. Vous vous êtes identifié comme employé de la GRC et avez partagé de l’information fausse ou trompeuse à des agences partenaires de la GRC.

Allégation 5

Le ou vers le 30 juillet 2018, à ou près de Montréal dans la province de Québec, le gendarme Kane Von Kramer Oré a eu une conduite déshonorante en contravention de l’article 7.1 du Code de déontologie.

Énoncés détaillés de l’allégation :

Les précisions 1 à 6 de l’allégation 1 s’appliquent à la présente allégation.

7. Le 23 juillet 2018, utilisant votre adresse courriel personnelle vous avez envoyé un courriel intitulé [TRADUCTION] « Alerte Importante : enfant quitte le pays sans l’autorisation des deux parents ». Vous avez adressé votre courriel à madame I.V., au SPVM, au DHS et à l’ASFC.

8. Le 30 juillet 2018, vous avez rencontré votre superviseur le sergent d’état-major Jean-François Proulx. Durant cette rencontre, vous avez expliqué que vous refusiez de donner votre accord pour le voyage de votre fils avec sa mère, madame I.V., car cette dernière voulait partir pour 4 semaines et l’entente légale stipule 3 semaines à la fois. Cette explication est fausse et trompeuse :

a) Vous aviez consenti depuis 2016 à ce que les vacances estivales soient de 4 semaines consécutives, et ce, malgré le jugement ;

b) La raison pour laquelle vous refusiez de donner votre accord n’était pas le nombre de semaines prévues pour le voyage, mais plutôt votre désir que madame I.V. acquiesce à une diminution de la pension alimentaire au bénéfice de votre fils.

9. Vous avez donné des explications fausses ou trompeuses à votre superviseur afin de justifier vos actions.

[Cité textuellement]

RÉSUMÉ DES FAITS ÉTABLIS

[8]  Depuis leur séparation, il y a plus d’une décennie, la relation entre le gendarme Kramer et madame I.V. est demeurée conflictuelle. Pour éviter les malentendus, les parties communiquent principalement entre eux par courriels ou messages textes.

[9]  Le gendarme Kramer verse mensuellement à madame I.V. une pension alimentaire au bénéfice de leur fils.

[10]  Selon l’entente du tribunal de la famille de 2012, chaque parent peut prendre trois semaines de vacances consécutives avec leur fils. Les parents peuvent aussi voyager trois semaines à l’extérieur du pays.

[11]  En 2016, les parties se sont entendues pour modifier les vacances estivales de trois semaines à quatre semaines consécutives pour chaque parent. Cette nouvelle entente n’a jamais été ratifiée par écrit par les parties.

[12]  De plus en 2016, le gendarme Kramer a permis à madame I.V. et leur fils de voyager en France pour une période de quatre semaines et non trois comme le stipule l’entente. Une fois de plus, cette nouvelle entente n’a pas été ratifiée par écrit par les parties.

[13]  En 2017, madame I.V. n’a pas voyagé avec leur fils à l’extérieur du pays.

[14]  Le 1er mars 2018, le gendarme Kramer a confirmé à madame I.V. qu’elle aurait la garde estivale de leur fils pour une durée de quatre semaines soit du 23 juillet au 20 août 2018.

[15]  Le 5 juin 2018, le gendarme Kramer a envoyé un courriel à madame I.V. indiquant que la décision du Service administratif de rajustement des pensions alimentaires pour enfants (SARPA) qu’ils avaient reçue le 31 mai 2018 concernant l’ajustement du montant de la pension alimentaire n’était que préliminaire. En fait, le gendarme Kramer demandait un nouveau calcul de la pension alimentaire rétroactif jusqu’en 2012 qui inclurait le salaire réel des parties de même qu’un ajustement du nombre de jours de garde de leur fils. Selon le gendarme Kramer, leur fils passe plus que 40 % du temps avec lui ce qui modifie le montant de pension à payer. De plus, madame I.V. lui doit un arriéré d’environ $ 30 000,00. Enfin, le gendarme Kramer propose de régler la situation en médiation. Madame I.V. ne répond pas au courriel.

[16]  Le 9 juillet 2018, madame I.V. envoie un courriel au gendarme Kramer lui demandant de signer une lettre de consentement l’autorisant à voyager avec leur fils en République dominicaine pour une durée de quatre semaines soit du 23 juillet 2018 au 19 août 2018.

[17]  La même journée, soit le 9 juillet 2018, le gendarme Kramer réitère dans un premier courriel que le calcul de la SARPA était seulement rétroactif pour un an. Il lui explique entre autres les problèmes existants avec la pension alimentaire qu’il paye, ce que Revenu Québec fera si elle doit payer des arrérages, et il l’avise qu’il rencontre son avocate jeudi pour débuter le processus juridique. Enfin, il lui demande de décider si elle veut « régler le tout » en médiation avant son départ en voyage le 23 juillet 2018.

[18]  Voulant que madame I.V. comprenne bien la situation, le gendarme Kramer lui écrit de nouveau, encore le 9 juillet 2018, pour lui dire qu’il ne s’oppose pas à ses vacances estivales de quatre semaines consécutives. Cependant, si elle décide de régler leurs différends devant le tribunal de la famille, elle recevra la lettre de consentement de voyage au cours de ce processus. Par contre, si elle décide d’aller en médiation, elle obtiendra la lettre de consentement après la signature de la nouvelle entente entre les parties et de l’homologation de celle-ci par le tribunal de la famille.

[19]  Le 11 juillet 2018, le gendarme Kramer envoie un message texte à madame I.V. pour l’aviser que la médiatrice n’était pas disponible avant son départ en voyage. Il lui demande donc si elle veut procéder par l’entremise de leurs avocats ou par une demande urgente à la cour. Madame I.V. ne répond pas au courriel.

[20]  Le 13 juillet 2018, le gendarme Kramer envoie un message texte à madame I.V. pour l’aviser cette fois-ci qu’il ne restait qu’une semaine avant son départ en voyage et qu’il ne signerait pas la lettre de consentement si elle ne règle pas la situation avant de partir. Il termine en disant : « C’est dommage si cela entraînera [sic] des conséquences dans votre voyage avec notre fils, mais ça t’appartient et c’est ta décision. » En réponse, madame I.V. lui demande de cesser de la harceler et de la menacer.

[21]  Le 17 juillet 2018, le gendarme Kramer envoie un message texte à madame I.V. pour lui dire que l’ASFC avait été avisée que leur fils n’était pas autorisé à quitter le Canada. Il lui indique aussi que la loi est simple et qu’elle ne peut quitter le pays pour quatre semaines sans son consentement, et ce, puisque le jugement de 2012 lui accorde seulement trois semaines. Il termine le courriel en disant: « […] tu ne l’auras pas sans que tu régularises notre situation. »

[22]  Le 20 juillet 2018, le gendarme Kramer envoie un nouveau message texte à madame I.V. lui disant qu’il respecte sa décision de ne pas régler la situation, mais il l’avise aussi que « dans les jours qui viennent plusieurs personnes subiront les conséquences de tes actions. Mais c’est ta décision. » Il termine en disant qu’à la fin de la journée il enverra son courriel à plusieurs destinataires aux États-Unis. Madame I.V. répond une fois de plus de cesser de la harceler et de lui faire du chantage.

[23]  Quelques minutes après la réponse de madame I.V., monsieur L.V., le conjoint de cette dernière, envoie un message texte au gendarme Kramer lui demandant de cesser de harceler sa conjointe et sa famille avec ses messages incessants et menaçants. Il demande au gendarme d’utiliser son bon jugement « car cela va vraiment trop loin ».

[24]  En réponse à monsieur L.V., le gendarme Kramer indique dans son message texte que le jugement est clair, son fils ne peut pas quitter le pays pour quatre semaines sans son consentement. Il demande à monsieur L.V. de le prendre au sérieux sinon il le « verra et vivra aux douanes ». Il ajoute: « […] vous comprendrai [sic] définitivement que c’était sérieux, mais malheureusement il sera trop tard[,] car on ne pourra rencontrer aucun avocat vendredi en soirée. »

[25]  Pour sa part, monsieur L.V. lui répond que ses menaces sont lourdes de conséquences. Le gendarme Kramer répond : « Ma position ne changera pas tant et aussi longtemps que tout soit pas régularisé et homologuer. À ce moment et seulement à ce moment je signerai le consentement. »

[26]  Le 23 juillet 2018, vers 12 h 20, le gendarme Kramer exécute son plan. En utilisant son adresse courriel personnelle, il envoie au SPVM, au DHS, à l’ASFC et à madame I.V. un courriel intitulé : [TRADUCTION] « Alerte Importante : enfant quitte le pays sans l’autorisation des deux parents ». Dans ce courriel le gendarme Kramer donne une description physique de madame I.V., de son fils et de lui-même. Dans la description de Madame I.V., il indique qu’elle travaille à la Banque Nationale du Canada. Dans la sienne, il indique qu’il travaille pour la GRC.

[27]  Toujours le 23 juillet 2018, le gendarme Kramer fait aussi suite à son courriel en appelant le US Customs and Border Protection. Durant sa discussion avec M. Peter Mercaldi, un officier superviseur, le gendarme Kramer s’identifie comme membre de la GRC. Il confirme une fois de plus à l’agent Mercaldi que son fils ne peut quitter le Canada sans son consentement. À la demande de l’agent Mercaldi, le gendarme Kramer lui envoie une copie du courriel en question.

[28]  Après avoir reçu le courriel, madame I.V. et monsieur L.V. sont très inquiets. Ils consultent une notaire et ils communiquent également avec le gendarme Louis-Guillaume Buist du SPVM pour tenter de déterminer s’ils pouvaient toujours partir en voyage. Pour tenter de résoudre la situation, le gendarme Buist communique avec le gendarme Kramer. Malgré tout, ce dernier refuse de signer la lettre de consentement. Enfin, il demande au gendarme Buist de mettre madame I.V. en garde des conséquences qui pourraient lui arriver si elle décide de voyager sans la lettre de consentement.

[29]  Le 24 juillet 2018, madame I.V. et leur fils tentent de traverser les frontières américaines, mais ils sont retenus par les agents frontaliers. Madame I.V. a été interrogée pendant environ deux heures et, avant d’être retournée au Canada avec leur fils, les autorités ont pris sa photo et ses empreintes digitales. Monsieur L.V. a dû poursuivre le voyage avec leurs deux autres enfants.

[30]  Quelques jours plus tard, madame I.V. et leur fils ont rejoint monsieur L.V., cette fois-ci, en partant du Canada.

DÉCISION RELATIVE AUX ALLÉGATIONS

Crédibilité des témoins

[31]  Lors de l’audience, j’ai entendu les témoignages de huit personnes soient :

  1. Arturo Ventura, agent frontalier de l’ASFC;
  2. Gendarme Louis-Guillaume Buist, policier du SPVM;
  3. Peter Mercaldi, agent superviseur du Department of Homeland Security;
  4. Derik Curtis, agent superviseur du US Customs and Border Protection;
  5. Erik Schmitz, agent frontalier du US Customs and Border Protection;
  6. monsieur L.V., conjoint de madame I.V.;
  7. madame I.V.; et
  8. le gendarme Kramer.

[32]  La crédibilité des témoins ainsi que la fiabilité de leur preuve étaient les pierres angulaires de ma détermination sur les allégations. J’ai également été guidé par les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt F.H. c McDougall, 2008 CSC 53, de même que les autorités en la matière citées dans la décision Commandant de la Division, « D » et le gendarme Irvine, 2019 DRAD 03.

[33]  J’ai trouvé que le gendarme Buist de même que les agents Ventura, Mercaldi et Curtis étaient tous crédibles et que leur preuve était fiable. Ils ont répondu aux questions sans hésitation. Ils avaient un bon sens d’observation et de récapitulation malgré le passage du temps et le nombre de personnes qu’ils côtoient chaque année au sein de leur travail.

[34]  Pour ce qui est de l’agent Schmitz celui-ci fut responsable d’interroger madame I.V. aux frontières américaines. Il travaillait sous la supervision de l’agent Curtis. Même si je l’ai trouvé crédible, certains éléments de sa preuve n’étaient pas aussi fiables que les autres témoins. J’attribue ce manque au fait qu’il était un employé junior au moment de l’incident et au nombre de personnes qu’il côtoie quotidiennement. Par exemple, lors de l’interrogatoire principal à l’audience, il a admis savoir que le gendarme Kramer travaillait pour la GRC: [TRADUCTION] « Nous savions que M. Kramer prétendait travailler pour la GRC. » Par contre, en contre- interrogatoire, il a répondu qu’il ne savait pas que le gendarme Kramer était un policier lorsqu’il a interrogé madame I.V. Cette preuve contredit celle de son superviseur, l’agent Curtis qui a témoigné savoir que le gendarme Kramer était policier en raison des renseignements contenus dans le courriel et de sa discussion avec ses homologues.

[35]  J’ai conclu que monsieur L.V. était un témoin très crédible et que sa preuve était fiable. Malgré son parti pris, il a su être juste et équilibré dans ses propos. Il n’a pas tenté d’embellir la preuve ou de dénigrer le gendarme Kramer. Il s’en est tenu aux faits pour expliquer les craintes qu’il éprouvait pour sa famille.

[36]  Dans sa plaidoirie, la représentante du membre a précisé que madame I.V. n’était pas crédible parce qu’elle avait été contredite par certains témoins et que cette dernière argumentait lors du contre-interrogatoire. Je ne suis pas d’accord avec cette position. Même s’il est vrai que madame I.V. s’est impatientée lors du contre-interrogatoire et qu’elle anticipait les questions, elle s’exprimait clairement. En plus d’être directe et franche, madame I.V. a une excellente compréhension des enjeux qui existent entre elle et le gendarme Kramer. En regardant la totalité de la preuve, je conclus qu’elle était un témoin crédible et que sa preuve était fiable.

[37]  En ce qui concerne le gendarme Kramer, celui-ci s’exprimait également clairement malgré les émotions et il avait une bonne mémoire des faits selon sa perception des choses. Le gendarme Kramer ne pouvait répondre directement aux questions posées lors de l’audience parce que, selon lui, tout est complexe. En fait, c’est la complexité de ses réponses tout au long de l’audience de même que son refus de prendre responsabilité de sa conduite lors de son conflit personnel avec Madame I.V. qui ont mis en cause sa crédibilité et la fiabilité de sa preuve. En regardant la totalité de la preuve, je conclus que le gendarme Kramer était moins crédible et moins fiable que madame I.V.

Principe de la conduite déshonorante – article 7.1 du Code de déontologie

[38]  Selon l’article 7.1 du Code de déontologie, la conduite déshonorante d’un membre est évaluée à l’aide d’un test en quatre étapes élaborées par le Comité externe d’examen de la GRC. Tout d’abord dans les étapes 1 et 2, l’autorité disciplinaire doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, les actes constituant le comportement allégué ainsi que l’identité du membre ayant commis ces actes. Je conclus que l’identité du membre n’est pas un enjeu dans cette affaire en ce qui a trait aux cinq allégations.

[39]  Dans l’étape 3, le Comité de déontologie doit déterminer si le comportement du membre jette le discrédit sur la GRC. Pour ce faire, il doit déterminer si une personne raisonnable dans la société, informée de toutes les circonstances pertinentes, y compris les réalités du travail policier en général et de la GRC en particulier, serait d’avis que le comportement est déshonorant.

[40]  Enfin, dans l’étape 4, le Comité doit déterminer si le comportement est suffisamment lié aux devoirs et fonctions du membre pour donner à la GRC un intérêt légitime à le discipliner.

Analyse des allégations

[41]  Dans le processus déontologique, l’autorité disciplinaire a le fardeau de démontrer au Comité que les allégations sont établies selon la prépondérance des probabilités. Par la suite, le Comité est responsable de déterminer si ce fardeau a été acquitté.

Allégation 1 – Chantage

[42]  L’allégation 1 contient 11 énoncés détaillés. Le gendarme Kramer admet tous les énoncés sauf les énoncés 6, 7 et 11.

[43]  Dans l’énoncé détaillé 6, le gendarme Kramer nie qu’il a envoyé à madame I.V., à partir du 9 juillet 2018, des courriels et des messages textes disant qu’il signerait seulement la lettre de consentement de voyage si elle acceptait de régler à l’amiable une diminution de la pension alimentaire.

[44]  Le gendarme Kramer affirme qu’il ne voulait pas seulement régler la pension alimentaire, mais plutôt un ensemble d’éléments conflictuels de leur séparation dont, entre autres, la durée des vacances estivales et des voyages à l’extérieur du pays, le partage des congés scolaires, de même que la communication entre les parents et l’enfant. Ultimement, il voulait « un jugement à jour et conséquent aux accès réels » de leur fils.

[45]  La preuve établit que les parties ont effectivement un ensemble d’éléments conflictuels à régler. Par contre, la pension alimentaire est au coeur du conflit. À tort ou à raison, madame I.V. refuse d’entamer un autre processus pour résoudre ce différend. Comme le démontrent plusieurs courriels, le gendarme Kramer est extrêmement frustré de la situation.

[46]  Par exemple, dans son courriel du 9 juillet 2018, le gendarme Kramer indique : « Je ne suis malheureusement pas celui qui devra débourser de l’argent et à chaque mois qui passent depuis 2018, c’est plus de $450 environ de trop payé malgré le recalcule de la SARPA. » Le gendarme Kramer continue en disant qu’il « ne faut pas rigoler avec Revenu Québec lorsqu’il y a un trop payé ou si tu ne paies pas la pension alimentaire. Tout est un simple calcul, tu ne peux pas te battre contre les faits et les chiffres, enfin tu peux, mais c’est à tes propres risques. »

[47]  De plus, lors de son contre-interrogatoire, le gendarme Kramer affirme qu’il ne s’opposait pas à ce que Madame I.V. parte en voyage pour une durée de quatre semaines à l’extérieur du pays à condition qu’elle signe une nouvelle entente: « Si on règle tout, je signe la lettre de quatre semaines. » Ainsi, cette nouvelle entente contiendrait une réduction de la pension alimentaire comme le désire ardemment le gendarme Kramer.

[48]  Pour ces raisons, je conclus que l’énoncé détaillé 6 est établi selon la prépondérance des probabilités.

[49]  Dans sa plaidoirie, la représentante du membre affirme que cette allégation n’est pas liée aux devoirs et fonctions du membre et je suis d’accord avec elle. En fait, je conclus que l’allégation 1, telle qu’elle est rédigée dans l’avis d'audience, ne relève pas de la compétence du Comité de déontologie de la GRC. Le dossier en l’espèce relève d’une situation personnelle très conflictuelle entre les deux parties qui relève plutôt du tribunal de la famille. Comme l’a indiqué le Comité de déontologie au paragraphe 125 de sa décision dans Commandant de la Division, « E » et la caporale Hollingworth, 2019 DRAD 08 :

Il ne fait aucun doute que les membres doivent respecter le Code de déontologie lorsqu’ils ne sont pas en service. Cela est approprié et correspond au consentement du membre de respecter une norme plus élevée que celle que l’on s’attend de la part d’un citoyen ordinaire. Par contre, la GRC ne peut pas « contrôler » tout ce qu’un membre fait 24 heures sur 24, 7 jours par semaine. [...] Il doit y avoir une ligne, mais où est-elle? […]

[50]  Le Comité ajoute également au paragraphe 147:

[…] Je ne crois pas que le Code de déontologie s’applique automatiquement seulement parce qu’un membre est touché par des questions d’ordre strictement personnel. […] Ce qui est important, ce sont les activités entreprises dans le cadre de ces relations personnelles et la façon dont elles sont liées à l’emploi des personnes qui les mènent […]

[Emphase ajoutée]

[51]  Je suis d’avis que chaque cas d’inconduite comprend des circonstances distinctes et que le Code de déontologie ne s’applique pas automatiquement à toutes les situations qui sont exclusivement de nature personnelle. Dans de telles circonstances, l’autorité disciplinaire doit démontrer qu’il existe un lien suffisant avec l’emploi du membre et l’inconduite pour justifier une sanction. Comme expliqué à l’allégation 3 de cette décision, le lien à l’emploi a été créé dans cette affaire lorsque le gendarme Kramer a abusé de son pouvoir en s’identifiant comme policier aux autorités américaines sans motif ou excuse légitime.

[52]  Même si la conduite du gendarme Kramer à l’endroit de madame I.V. laisse à désirer dans l’énoncé 7 de cette allégation, je ne peux conclure qu’elle est déshonorante parce qu’il a refusé de signer la lettre de consentement ou qu’il a fait des pressions constantes auprès de madame I.V. pour tenter de régler la question de la pension alimentaire. Le gendarme Kramer peut, en tant que simple citoyen, faire valoir ses droits tout en s’opposant aux propositions de son ex-conjointe qui ne sont pas selon lui dans son meilleur intérêt. Il est clair dans ce dossier que l’historique familial des deux parties a enflammé la situation.

[53]  Pour ce qui est du stress et des frais additionnels de voyage encourus par madame I.V. et sa famille, je suis une fois de plus d’accord avec la position de la représentante du membre. Ces éléments constituent des facteurs aggravants en relation avec les répercussions sur la victime et, par conséquent, ils n’ont pas de mérite dans la phase des allégations. Je tiens à préciser que le Comité de déontologie ne peut dédommager financièrement madame I.V. pour le stress et les frais additionnels encourus en relation avec la conduite du gendarme Kramer.

[54]  Pour ces raisons, je conclus que l’allégation 1 n’est pas établie selon la prépondérance des probabilités.

Allégation 2 – Statut de policier dans une situation de nature personnelle

[55]  L’allégation 2 contient 12 énoncés détaillés. Le gendarme Kramer admet tous les énoncés à l’exception des énoncés 6 et 12. En ce qui concerne l’énoncé détaillé 6, celui-ci a été établi par le Comité à l’allégation 1. L’énoncé détaillé 12 allègue que le gendarme Kramer a manqué d’intégrité en s’identifiant comme policier dans une situation de nature personnelle.

[56]  Dans sa plaidoirie, la représentante du membre affirme que le fait que le gendarme Kramer s’est tout simplement identifié comme policier le 23 juillet 2018, lors de sa conversation téléphonique avec l’agent Mercaldi du US Customs and Border Protection, ne constitue pas en soi un abus de son autorité, pouvoir ou position en contravention de l’article 3.2 du Code de déontologie.

[57]  Je suis d’accord avec cette position. Il n’est pas suffisant pour l’autorité disciplinaire de démontrer que le membre s’est identifié comme policier. Elle doit aussi démontrer que le membre se sert, sans motif ou excuse légitime, de sa qualité d’agent de la paix pour en tirer un bénéfice ou un avantage quelconque. Ceci a été fait à l’allégation 3 de cette décision. Ainsi, en l’absence de preuve à cet égard dans cette deuxième allégation, je conclus qu’elle n’est pas établie selon la prépondérance des probabilités.

[58]  Dans la réponse du membre et lors de l’audience, la représentante du membre réitère que les allégations 2 et 3 sont essentiellement les mêmes et que le principe juridique de la décision Kienapple c R.,1975, 1 RCS 729, [Kienapple], s’appliquait. Je suis d’accord avec cette position et la Cour suprême du Canada a statué dans l’arrêt Kienapple qu’un accusé ne peut être déclaré coupable de deux infractions lorsqu’elles découlent toutes deux des mêmes faits. En l’espèce, l’allégation 2 n’est pas établie et le principe Kienapple ne s’applique donc pas.

Allégation 3 – Avantage de s’identifier comme policier

[59]  L’allégation 3 contient 13 énoncés détaillés. Le gendarme Kramer admet tous les énoncés à l’exception de l’énoncé 6, qui a déjà été établi par le Comité à l’allégation 1 de cette décision, de même que les énoncés détaillés 11 et 13. Dans ces énoncés, il est allégué que le gendarme Kramer s’est identifié comme employé de la GRC et policier aux autorités américaines dans le but d’obtenir un avantage dans une dispute personnelle. Par conséquent, ses actions étaient inappropriées.

[60]  Selon les renseignements consignés au dossier, le gendarme Kramer s’est servi de son statut de membre de la GRC à deux reprises : 1) dans le courriel du 23 juillet 2018 qu’il a envoyé au SPVM et aux agences frontalières canadiennes et américaines, intitulé « Alerte Importante », dans lequel il indique que son employeur est la GRC; 2) lors de sa conversation téléphonique avec l’agent Mercaldi le 23 juillet 2018 pour l’informer que son fils n’était pas autorisé à quitter le Canada sans son consentement.

[61]  Pour sa part, le gendarme Kramer nie avoir utilisé son statut de policer dans le but d’obtenir un avantage sur madame I.V. En ce qui concerne le courriel du 23 juillet 2018, il spécifie entre autres qu’il a simplement indiqué le nom de son employeur et celui de madame I.V. aux fins d’identification personnelle parce que ce type de renseignement est souvent demandé par les agents frontaliers. De plus, il ajoute que le contenu du courriel provient de gabarits trouvés sur le web.

[62]  Pour ce qui est de l’appel avec l’agent Mercaldi, le gendarme Kramer affirme qu’il s’est identifié comme policier à la suite des questions d’identification générale posées par l’agent. De plus, en raison des postes qu’il a occupés ou qu’il occupe présentement à la GRC, le gendarme Kramer craignait que ceci puisse potentiellement créer une situation délicate alors il s’est senti obligé de dévoiler qu’il était membre de la GRC. Enfin, le gendarme Kramer soutient avoir utilisé son statut sans intention particulière et sans vouloir en tirer avantage. En tout temps, il agissait avec intégrité en tant que père inquiet pour la sécurité de son fils.

[63]  La preuve au dossier ne corrobore pas les explications du gendarme Kramer. Lors de son témoignage à l’audience, l’agent Mercaldi a indiqué que le gendarme Kramer s’est lui-même présenté comme membre de la GRC au début de la conversation. En contre-interrogatoire, l’agent Mercaldi a confirmé qu’il ne lui avait pas posé de questions au sujet de son emploi. Ainsi, il est plus probable qu’improbable que le gendarme Kramer a délibérément choisi de s’annoncer comme policier dans les circonstances. En agissant ainsi, il a lié son statut de policier à sa situation personnelle.

[64]  Les agents frontaliers américains ont confirmé à l’audience que les renseignements du gendarme Kramer ont été jugés plus crédibles que ceux de madame I.V. parce qu’il était un membre de la GRC. D’ailleurs, l’agent Mercaldi affirme avoir utilisé les renseignements contenus dans le courriel du gendarme Kramer de même que ceux obtenus lors de l’appel téléphonique pour conclure qu’il existait suffisamment de preuve crédible pour prendre les mesures nécessaires afin d’empêcher Madame I.V. et son fils d’entrer aux États-Unis.

[65]  De plus, l’agent Curtis a confirmé à l’audience qu’il savait que le gendarme Kramer était un policier en raison du courriel « Alerte Importante » et de sa discussion avec ses homologues. Il affirme que la version des faits du gendarme Kramer avait été jugée plus crédible que celle de madame I.V. parce qu’il était un membre de la GRC.

[66]  Enfin, la preuve en l’espèce établit clairement que si madame I.V. avait consenti à diminuer la pension alimentaire avant son départ en voyage, le gendarme Kramer aurait signé la lettre de consentement de voyage. Cependant, il n’y avait aucune nécessité de régler le tout avant le départ de madame I.V. D’ailleurs, en date de l’audience, les parties n’ont toujours pas entamé un recours pour régler la situation. Le gendarme Kramer aurait pu faire appel au tribunal de la famille pour arriver à ses fins, mais il a préféré se faire justice.

[67]  Que ce soit intentionnel ou accessoire, une personne qui s’auto-identifie comme policier lorsqu’elle n’a aucune obligation légale ou pratique de le faire dans une situation personnelle se place dans une position précaire. Dans son témoignage, le gendarme Buist du SPVM a affirmé qu’il avait discuté de cet enjeu avec le gendarme Kramer le 23 juillet 2018. Selon lui, le courriel envoyé par le gendarme aux autorités américaines le plaçait dans une zone grise en raison de son statut de policier : « … peut-être que tu as posé un geste qui peut te causer des problèmes ... bien moi, je suis un policier de Montréal, moi j’aurais validé avant de poser un geste comme celui- là. »

[68]  Comme l’indique le tribunal dans la décision Campbell v New Brunswick (Chief of Police), 2016 NBBR 225, soumise par l’autorité disciplinaire :

[Traduction]

[…] Les Canadiens croient que nous sommes tous égaux devant la loi et nous sommes offensés lorsque la position d’une personne semble influencer l’issue des affaires portées devant les tribunaux. Les policiers doivent comprendre que le fait d’utiliser leur position comme moyen d’influencer d’autres policiers constitue un manquement grave à leur devoir. […]

[69]  À la lumière de la preuve dans cette affaire, je conclus que le gendarme Kramer a sciemment abusé de son pouvoir en utilisant son statut de membre de la GRC sans motif ou excuse légitime. De façon subtile et stratégique, le gendarme Kramer a utilisé son statut à chaque occasion qui lui a été présentée.

[70]  Comme l’a confirmé les témoignages des agents frontaliers américains, le statut du gendarme Kramer lui a automatiquement conféré un avantage dans une situation où la crédibilité était en jeu. Plus précisément, l’agent Mercaldi a confirmé ce qui suit:

[Traduction] «

[…] Chaque fois que nous obtenons des informations des autorités policières, nous supposons qu’elles sont crédibles. […]

[...] Je pensais que l’information était plus crédible parce qu’il était une autorité policière. Il s’est identifié comme un membre de la GRC. C’est réciproque. Tout ce qu’il dit est plus crédible. […]

[…] J’ai utilisé l’information pour prendre les mesures nécessaires afin de m’assurer que [Madame I.V.] serait interrogé[e]. […]

[71]  Il est reconnu en droit que les normes visant le comportement d’un agent de la paix sont plus élevées que celles fixées pour les citoyens ordinaires, qu’il soit de service ou non. De plus, comme l’indique le Code de déontologie annoté de la GRC :

[…] Toute conduite qui soulève un doute quant à votre intégrité, à votre honnêteté ou à votre moralité peut réduire l’efficacité en ce qui concerne l’exécution de vos fonctions et amènera le public à perdre confiance en la Gendarmerie. Les responsabilités décrites dans le code de déontologie visent à favoriser la prise de décisions éthiques éclairées qui vont au-delà des limites du milieu du travail. […]

[72]  Pour ces raisons, je conclus que la conduite du gendarme Kramer dans les énoncés détaillés 11 et 13 était incompatible avec son rôle de membre de la GRC et ces énoncés sont établis selon la prépondérance des probabilités.

[73]  Je conclus également qu’une personne raisonnable dans la société informée de toutes les circonstances pertinentes, y compris des réalités policières en général et de celle de la GRC en particulier, conclurait que le gendarme Kramer s’est identifié comme employé de la GRC dans une dispute personnelle ce qui lui a conféré un avantage. Cette conduite déshonorante a eu un impact sur l’image et l’intégrité de la GRC et, par le fait même, a jeté le discrédit sur la GRC. Enfin, cette conduite est suffisamment liée aux devoirs et aux fonctions du membre pour donner à la GRC un intérêt légitime à le discipliner.

[74]  Par conséquent, l’allégation 3 est établie selon la prépondérance des probabilités.

Allégation 4 – Informations fausses et trompeuses aux agences partenaires

[75]  L’allégation 4 contient 10 énoncés détaillés. Le gendarme Kramer admet tous les énoncés à l’exception de 6, 8, 9 et 10. L’énoncé détaillé 6 a déjà été établi par le Comité à l’allégation 1 de cette décision.

[76]  L’énoncé détaillé 8 précise que les deux courriels envoyés aux agences partenaires américaines de la GRC contenaient des renseignements faux et trompeurs. Le premier courriel était celui du 23 juillet 2018 intitulé « Alerte Importante » et le second a été envoyé le 24 juillet 2018 à l’agent Curtis. Le gendarme Kramer soumet avoir inclus les renseignements parce qu’ils étaient véridiques.

Courriel du 23 juillet 2018 – « Alerte Importante »

[77]  Selon l’autorité disciplinaire, le courriel du 23 juillet 2018 contient deux erreurs majeures. La première se trouve au paragraphe (a) de l’énoncé 8 où le gendarme Kramer indique que madame I.V. avait été avisée à plusieurs reprises de prendre les mesures nécessaires soit en médiation, soit par l’entremise d’un avocat ou d’un tribunal, « [Traduction ] pour régulariser sa situation juridique dans la garde conjointe de leur fils [emphase ajoutée] ».

[78]  Selon les renseignements rassemblés, le gendarme Kramer savait pertinemment que la garde conjointe de leur fils n’était pas un enjeu et avait été réglé par le juge Emery en 2008. Les parties ne s’entendent pas sur le nombre de jours que le gendarme a accès à leur fils et ceci a des conséquences sur le montant de la pension alimentaire qu’il verse mensuellement. Par conséquent, je conclus que l’utilisation des mots « [Traduction] régulariser sa situation juridique dans la garde conjointe de leur fils » par le gendarme Kramer était fausse et trompeuse. En fait, cette fausse affirmation a considérablement augmenté la gravité de la situation parce qu’elle laissait croire aux autorités américaines que les parents se disputaient les droits de garde de leur fils, ce qui était totalement faux.

[79]  La deuxième erreur du courriel du 23 juillet 2018 se trouve au paragraphe (b) de l’énoncé 8. Selon l’autorité disciplinaire, le gendarme Kramer indique de façon fausse et trompeuse qu’il ne connaissait pas le nom de l’aéroport ou le numéro du vol d’avion qu’allait prendre Madame I.V. et leur fils pour s’envoler vers la République dominicaine.

[80]  La lettre de consentement du 9 juillet 2018 préparée par madame I.V. précisait que le voyage se ferait en voiture jusqu’à Burlington aux États-Unis, puis en avion jusqu’à Saint- Domingue, République dominicaine. De plus, dans le message texte du 17 juillet 2018 envoyé à madame I.V., le gendarme Kramer affirme avoir donné à l’agence des services frontaliers le numéro de passeport de leur fils de même que le numéro de vol.

[81]  Ceci constitue une contradiction importante dans la preuve présentée par le gendarme Kramer, ce qui met en doute son honnêteté et son intégrité dans cette affaire. Pour ces raisons, je conclus que les renseignements du paragraphe (b) sont également faux et trompeurs.

[82]  À la suite de ma révision du courriel du 23 juillet 2018, je tiens à préciser que l’ensemble du courriel est problématique. Il a créé beaucoup de confusion et semé des doutes quant à la crédibilité de madame I.V. lors de son interrogatoire par les agents frontaliers américains. Par exemple, au lieu d’indiquer le numéro du jugement de 2012, le gendarme a mis celui de 2009. Malgré les explications du gendarme Kramer à l’audience, la preuve confirme que cette erreur significative fut l’une des raisons pour laquelle madame I.V. a été retenue à la frontière américaine. Ceci a mis une fois de plus en doute sa crédibilité et la fiabilité de sa preuve dans ce processus déontologique.

[83]  À la lumière des circonstances décrites, l’énoncé détaillé 8 est établi selon la prépondérance des probabilités.

Courriel du 24 juillet 2018

[84]  Dans l’énoncé détaillé 9, il est indiqué que le courriel du 24 juillet 2018 envoyé par le gendarme Kramer à l’agent Curtis, superviseur du US Customs and Border Protection, contenait de l’information fausse et trompeuse. Plus précisément, il a écrit que madame I.V. avait été avisée la veille par le SPVM des conséquences auxquelles elle serait sujette si elle quittait le Canada avec leur fils, et ce, contrairement au jugement.

[85]  Même si la preuve démontre que les renseignements envoyés à l’agent Curtis n’ont pas été utilisés dans sa décision de retenir madame I.V. et son fils aux douanes, il n’en demeure pas moins que la preuve établie que le contenu du courriel du 24 juillet 2018 était faux et trompeur.

[86]  Selon les renseignements rassemblés, je conclus que le gendarme Kramer est un membre de la GRC qui connaît très bien l’importance de la véracité de la preuve en raison des divers postes qu’il a occupés au sein de l’organisation. De plus, il a un langage soigné et il est très méticuleux dans la rédaction de ses courriels adressés à madame I.V. Malgré ceci, il a tenu pour acquis que le gendarme Buist avait transmis le message à madame I.V., et ce, parce qu’il avait discuté de « policier à policier ». Comme soulevé par l’autorité disciplinaire à l’audience, le gendarme Kramer n’a pas tenté de qualifier la justesse de son renseignement en utilisant des mots comme « je crois que madame I.V a été avisée ».

[87]  Tout au long du processus déontologique, le gendarme Kramer a jeté le blâme sur madame I.V. et a constamment tenté de justifier ses actions. La preuve établit clairement que les actions délibérées du gendarme Kramer ont contribué au fait que madame I.V. et son fils ont été retenus par les autorités frontalières américaines.

[88]  Pour ces raisons, l’énoncé détaillé 9 est établi selon la prépondérance des probabilités.

[89]  Ce qui me perturbe dans ce dossier est le fait de savoir que le gendarme Kramer était pleinement conscient des risques auxquelles madame I.V. serait confrontée lorsqu’il aviserait les agents frontaliers américains qu’elle quittait le pays avec leur fils sans la lettre de consentement. De plus, le gendarme Kramer savait que son fils était excité de partir en voyage et qu’il était en sécurité avec madame I.V. et sa famille. Dans son message texte du 20 juillet 2018, il lui dit: « J’attendais avant d’avertir [United States Border Patrol] car une fois cela fait, et bien les États- Unis ne fonctionnent pas comme nous au Canada, si tu tentes d’entrer illégalement aux [États- Unis] avec un enfant. »

[90]  Même s’il refuse de l’admettre, je conclus que le gendarme Kramer a agi de mauvaise foi dans cette situation. Son inconduite a mis en doute la confiance du public ainsi que la réputation de la GRC avec les agences partenaires qui ont dû témoigner contre leur confrère à l’audience.

[91]  Je conclus donc qu’une personne raisonnable dans la société informée de toutes les circonstances pertinentes, y compris des réalités policières en général et de celle de la GRC en particulier, conclurait que le gendarme Kramer a partagé de l’information fausse et trompeuse aux agences partenaires de la GRC. Cette conduite déshonorante a jeté le discrédit sur la GRC.

[92]  De plus, comme établi à l’allégation 3 de cette décision, le gendarme Kramer s’est servi de son statut de membre de la GRC à deux reprises aux autorités américaines. Par conséquent, sa conduite est suffisamment liée à ses devoirs et ses fonctions comme membre pour donner à la GRC un intérêt légitime à la discipliner.

[93]  L’allégation 4 est établie selon la prépondérance des probabilités.

Allégation 5 – Explications fausses et trompeuses à son superviseur

[94]  L’allégation 5 contient 9 énoncés détaillés. Le gendarme Kramer admet tous les énoncés détaillés à l’exception de l’énoncé 6, qui a déjà été établi par le Comité à l’allégation 1, de même que les énoncés détaillés 8 et 9. Ces énoncés détaillés allèguent que le gendarme Kramer a donné des explications fausses et trompeuses à son superviseur afin de justifier ses actions.

[95]  Dans l’énoncé détaillé 8, le gendarme Kramer admet avoir rencontré le sergent d’état- major Jean-François Proulx (s-é.m. Proulx) le 30 juillet 2018. Durant cette rencontre, il a expliqué qu’il refusait de signer la lettre de consentement de voyage parce que madame I.V. voulait partir à l’extérieur du pays pour une durée de quatre semaines alors que le jugement de 2012 stipule trois semaines.

[96]  Selon l’autorité disciplinaire, le gendarme Kramer aurait dû informer son superviseur de la vraie raison pour laquelle il refusait de signer la lettre de consentement. Celle-ci n’était pas en raison du nombre de semaines que madame I.V. et son fils partaient en voyage, mais parce qu’il voulait qu’elle acquiesce à une diminution de la pension alimentaire avant son départ.

[97]  Dans sa réponse au Comité, le gendarme Kramer explique qu’il a fait état de l’ensemble de la situation à son superviseur avec transparence et entière coopération.

[98]  Pour sa part, dans sa déclaration à l’enquêteur déontologique, le s-é.m. Proulx ne mentionne pas que le gendarme Kramer a omis des explications. Lors de la discussion, il indique plutôt qu’il a demandé entre autres si le courriel du 23 juillet 2018 avait était envoyé de son adresse de la GRC, s’il s’était identifié comme policier, s’il avait utilisé la signature de la GRC en envoyant le courriel et si la situation constituait un enlèvement.

[99]  Le s-é.m. Proulx indique aussi que le gendarme Kramer « parlait beaucoup » et qu’il lui a parlé d’une entente, de plusieurs enjeux concernant la garde partagée de son fils. Il ajoute que le gendarme Kramer « voulait donner sa version des faits tout de suite » et qu’il voulait lui remettre des documents corroborant ses propos.

[100]  Enfin, le s-é.m. Proulx explique que le gendarme Kramer a beaucoup parlé de l’aspect monétaire lié à la pension alimentaire. Même s’il n’a pas expressément admis avoir fait des pressions sur madame I.V. à cet égard, le s.-é.m. Proulx a compris que le refus du gendarme Kramer de signer la lettre de consentement était « clairement relié à la pension alimentaire » et non au nombre de semaines de vacances.

[101]  La preuve soumise par l’autorité disciplinaire dans cette allégation ne me permet pas de conclure selon la prépondérance des probabilités que le gendarme Kramer a donné, lors de sa discussion avec le s-é.m. Proulx, des explications fausses et trompeuses comme le précise les énoncés détaillés 8 et 9 de l’allégation 5.

[102]  Tout au long du processus déontologique, le gendarme Kramer a nié le fait qu’il a refusé de signer la lettre de consentement de voyage parce que madame I.V. refusait de réviser le montant de la pension alimentaire qu’il lui verse. L’explication donnée à son superviseur était donc compatible avec sa preuve et me permet de conclure que le gendarme Kramer a tenté de donner sa version des faits. Il n’a pas non plus tenté d’omettre volontairement des renseignements pertinents à son superviseur. Enfin, les renseignements étaient de nature personnelle et ne portaient pas sur les opérations ou l’administration de la GRC.

[103]  Par conséquent, l’allégation 5 n’est pas établie selon la prépondérance des probabilités.

DÉCISION RELATIVE AUX MESURES DISCIPLINAIRES

[104]  En résumé, les allégations 1, 2 et 5 ne sont pas établies selon la prépondérance des probabilités. Par contre, les allégations 3 et 4 sont établies et je me dois donc maintenant d’imposer des mesures disciplinaires adaptées à la nature et aux circonstances des contraventions du Code de déontologie.

Analyse des mesures disciplinaires

[105]  Afin de déterminer la mesure disciplinaire appropriée, je dois d’abord examiner la gamme des mesures applicables à l’inconduite en cause. Ensuite, je dois tenir compte des facteurs aggravants et atténuants. Enfin, je dois imposer une mesure disciplinaire juste et équitable qui reflète la gravité de l’inconduite en question tout en tenant compte des principes de parité de la sanction et de dissuasion.

Gamme des mesures disciplinaires

[106]  Dans sa plaidoirie, l’autorité disciplinaire a demandé au Comité d’ordonner au gendarme Kramer de démissionner dans les 14 jours suivants la date de ma décision orale sur les mesures disciplinaires à l’audience.

[107]  Pour sa part, la représentante du membre a demandé au Comité d’imposer pour les deux allégations une sanction globale de 20 jours de confiscation de la solde.

[108]  Comme l’ont indiqué les deux parties dans leurs plaidoiries, les deux allégations établies ne font pas partie d’une catégorie spécifique énumérée dans le Guide des mesures disciplinaires 2014 (le Guide de 2014). J’ajoute cependant que le Guide de 2014 fournit des directives sur les considérations relatives à l’imposition de mesures disciplinaires et que je n’en suis pas lié lors de ma prise de décision.

[109]  À l’appui des mesures disciplinaires proposées, les parties ont soumis de la jurisprudence ainsi que des décisions du nouveau processus disciplinaire de la GRC. La représentante du membre a également présenté des décisions provenant de l’ancien processus disciplinaire de la GRC.

[110]  Dans sa plaidoirie, l’autorité disciplinaire met en garde le Comité quant à l’utilisation de ces décisions antérieures pour établir la gamme des mesures disciplinaires applicable dans le cas en l’espèce. Selon lui, une grande partie des décisions repose sur des propositions conjointes, dont la pénalité, outre le congédiement, était limitée à 10 jours de confiscation de la solde. Ce qui n’est plus le cas dans le nouveau processus disciplinaire.

[111]  Quant à la représentante du membre, elle plaide qu’une grande déférence doit être accordée aux décisions antérieures provenant d’une proposition conjointe. De plus, celle-ci soutient que le Comité devrait considérer ces décisions dans l’établissement de la gamme des mesures disciplinaires parce que le décideur antérieur a, avant d’accepter la proposition conjointe, fait l’évaluation du critère de l’intérêt public. Ainsi, il n’aurait pas accepté la proposition si le congédiement avait été la mesure appropriée dans les circonstances.

[112]  Je ne peux appuyer cette position pour trois raisons. Premièrement, une proposition conjointe est le résultat de compromis et de facteurs considérables négociés par les parties à l’insu du décideur.

[113]  Deuxièmement, en règle générale, même si le comité de déontologie n’est pas tout à fait d’accord avec la proposition, il ne l’écarte pas à moins de démontrer qu’elle est contraire à l’intérêt public. Ce seuil est très élevé et fut appliqué par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c Anthony-Cook, 2016 CSC 43, de même que dans le contexte de la discipline professionnelle dans la décision Rault v Law Society (Saskatchewan), 2009 SKCA 81, et enfin dans le processus disciplinaire de la GRC dans la décision du commissaire Constable Coleman and Appropriate Officer, “F” Division, (2018) 18 AD (4th) 270.

[114]  Enfin, la nouvelle gamme des mesures disciplinaires a changé considérablement et n’est plus compatible avant l’ancienne. Bien que l’ancien processus limitait à 10 jours la pénalité financière maximale, la nouvelle Loi sur la GRC ne contient pas de limite. Le Guide de 2014 reconnaît que l’imposition d’une pénalité financière sans limites ne comporte presque aucun avantage pour corriger la conduite du membre et préserver la confiance du public. Par conséquent, un maximum pratique de 45 jours de confiscation de la solde est recommandé comme pénalité financière maximale. Au-delà de ce seuil, le Guide de 2014 suggère que le congédiement du membre devrait être demandé par l’autorité disciplinaire.

[115]  En plus d’être modifiées au niveau de l’aspect quantitatif, les nouvelles mesures disciplinaires reflètent également l’évolution des valeurs de la GRC et de la société qui sont en constantes évolution. Ce qui était considéré comme une conduite acceptable dans la communauté policière et la GRC il y a quelques années ne l’est peut-être plus aujourd’hui. C’est pourquoi également que le Guide de 2014, qui contient un éventail de mesures disciplinaires, demeure juste un guide auquel le Comité de déontologie n’est pas lié lors de l’imposition des mesures.

[116]  À mon avis, la gamme de mesures disciplinaires de l’ancien processus disciplinaire est désormais incompatible à celle du nouveau processus. Ainsi, l’utilisation des anciennes décisions pour établir l’éventail de mesures disciplinaires applicables aux inconduites de nature similaire devrait être extrêmement limitée. Par contre je considère que les anciennes décisions demeurent utiles lorsque les principes énoncés permettent d’appuyer ou de distinguer les cas où le congédiement est demandé par l’autorité disciplinaire.

[117]  En me basant sur les décisions soumises par les parties et à la suite d’une revue de la gamme des mesures disciplinaires retrouvée à l’article 7.1 du Code de déontologie, je suis satisfaite qu’une mesure proportionnée pour l’inconduite reprochée dans les deux allégations se situe entre 6 jours de confiscation de la solde jusqu’au congédiement.

[118]  Je reconnais que le congédiement constitue la mesure la plus sérieuse et, pour déterminer si une telle mesure est appropriée en l’espèce, je dois tenir compte des facteurs aggravants et atténuants présentés par les parties.

Facteurs aggravants

[119]  Je considère que les facteurs suivants sont aggravants:

  1. Les actions du gendarme Kramer pour empêcher madame I.V. de partir en voyage à l’extérieur du pays avec leur fils étaient délibérées.
  2. Son inconduite, liée à une situation de nature personnelle, impliquait un manque d’honnêteté, d’intégrité; elle était motivée par un gain personnel relié à sa crédibilité.
  3. L’inconduite du gendarme Kramer a eu des conséquences financières et psychologiques importantes sur madame I.V.et leur fils.
  4. J’admets, en principe, les obligations découlant de l’arrêt R. c McNeil, 2009 CSC 3, parce que je suis d’avis que l’inconduite du gendarme Kramer impose un fardeau administratif important, mais non insoutenable à la GRC.
  5. Pour ce qui est de l’antécédent disciplinaire du 20 avril 2018, j’y accorde un poids relatif puisque les contraventions reprochées au gendarme Kramer remontent à plusieurs années (entre 2011 et 2012). De plus, son implication se limitait à celui d’un exécutant et non d’un décideur dans cette affaire.

Facteurs atténuants

[120]  Je considère que les facteurs suivants sont atténuants:

  1. Le gendarme Kramer a 15 années de service au sein de la GRC.
  2. Ses évaluations de rendement sont très positives. Elles le décrivent comme un membre doté d’une excellente éthique de travail et qui est une personne-ressource au sein de son équipe en raison de son expérience, de son dévouement et de ses habiletés linguistiques. Il écoute les rétroactions de ses superviseurs et s’améliore en conséquence. Il possède une attitude positive et intéressée; il sollicite les occasions pour s’améliorer afin d’obtenir des résultats en lien avec le potentiel qu’il a offrir.
  3. Les lettres d’appui provenant d’un ancien superviseur, d’un ami et de son frère, qui est également membre de la GRC, indiquent que le gendarme Kramer fait preuve de professionnalisme et il bénéficie de leur soutien continu. Le gendarme Kramer participe aussi activement à la collectivité comme bénévole auprès des équipes sportives de son fils.
  4. L’inconduite du gendarme Kramer est non criminelle. Elle est liée à un conflit personnel entre lui et son ex-conjointe alors qu’il était hors service. Je tiens à préciser que ce facteur n’excuse pas l’inconduite du membre, mais la replace plutôt dans le contexte des circonstances entourant ce dossier.
  5. L’inconduite du gendarme Kramer n’a pas de répercussions sur un dossier actif de la GRC et sur les opérations.
  6. Je reconnais que le gendarme Kramer participe à des séances de counseling reliées à ses problèmes personnels.
  7. Je considère que le gendarme Kramer tirera des leçons positives de cette situation et que la probabilité de récidive est minime.

[121]  Dans le processus déontologique de la GRC, la réadaptation et le potentiel correctif sont des facteurs importants à prendre en considération. Collectivement, je conclus que les facteurs atténuants dans ce dossier démontrent que le gendarme Kramer a la capacité de se réformer et de se réadapter.

[122]  Comme indiqué par l’autorité disciplinaire dans sa plaidoirie, les notions de bénéfices personnels et d’intégrité ont été expliquées dans deux décisions récentes de comités de déontologie. Dans la décision Commandant de la Division « E » et le gendarme Vellani, 2017 DRAD 3 [Vellani], le comité a affirmé ce qui suit au paragraphe 96 :

[…] Les questions d’honnêteté et d’intégrité ne sont jamais tranchées au point d’éliminer toute possibilité de zone grise, et il est beaucoup trop simpliste de les dépeindre ainsi. Lorsqu’on se penche sur des gestes qui soulèvent des questions d’honnêteté et d’intégrité, il importe d’examiner la motivation qui les sous-tend et d’évaluer le degré de turpitude morale qui les caractérise.

[123]  Dans l’affaire Vellani, le membre a été congédié parce que le comité a conclu que la tromperie délibérée du membre, pour des raisons de gain personnel, de trois institutions différentes indique un défaut de caractère fondamental qui le rend inapte à poursuivre son emploi avec la GRC. Plus précisément dans cette affaire, le gendarme a soumis une fausse déclaration à un membre de la GRC, à son assureur et à un notaire sous serment. Le membre a perpétué ce comportement très nuisible et destructeur sur une période de cinq semaines.

[124]  Comme soumis par la représentante du membre à l’audience, la conduite du membre dans l’affaire Vellani était de nature criminelle et le comité a considérée ceci comme une indication de la gravité de l’inconduite. Enfin, le comité a considéré que le gain personnel obtenu par le membre était le facteur aggravant le plus important. Par ses actions, le membre a tenté d’éviter de payer la deuxième franchise de l’assureur et d’être tenu responsable de son accident de voiture.

[125]  En considérant la totalité de la preuve devant moi, je trouve que le gain personnel obtenu par le gendarme Kramer de même que le degré de turpitude morale inhérent à sa conduite sont beaucoup moins importants que ceux dans l’affaire Vellani. En fait, je suis d’avis que le gendarme Kramer a laissé ses émotions et ses différends familiaux embrouiller son jugement.

[126]  La deuxième décision présentée par l’autorité disciplinaire concernant le gain personnel et l’intégrité du membre est celle du Commandant de la Division « J » et le gendarme Cormier, 2016 DRAD 2, qui a été reprise dans l’affaire Vellani. Dans Cormier, le comité a précisé ce qui suit au paragraphe 110 :

[…] dans les cas où un manque d’intégrité ou un acte malhonnête a été imputé au mis en cause, ce dernier n’a été congédié, de manière générale, que lorsqu’il avait obtenu ou cherché à obtenir un profit personnel et qu’aucun facteur atténuant important n’avait été retenu. [Emphase ajoutée]

[127]  Plus précisément dans Cormier, le membre a falsifié un échange de courriels avec le procureur de la Couronne afin d’éviter que ce dernier ne dépose des accusations contre une personne d’intérêt. Les gestes du membre ont eu des répercussions sur un dossier actif de la GRC et sur les opérations. Le membre a aussi plaidé coupable à une accusation criminelle pour falsification de document. En l’absence de gain personnel, le membre n’a pas été congédié. Cette décision fut confirmée par le commissaire de la GRC.

[128]  À mon avis, même si le gendarme Kramer a obtenu un gain personnel, il existe dans les circonstances des facteurs atténuants importants qui réduisent la gravité de son inconduite. Par conséquent, je conclus que le congédiement n’est pas une mesure disciplinaire appropriée. De plus, je ne peux conclure, comme dans l’affaire Vellani, que le gendarme Kramer a par son inconduite rompu sa relation de travail avec la GRC.

[129]  Néanmoins, je conclus que des mesures disciplinaires sérieuses sont nécessaires pour non seulement dissuader le gendarme Kramer, mais aussi pour avertir les autres membres et veiller à ce que ce genre d’inconduite ne se répète pas.

[130]  Dans le futur, je m’attends à un comportement exemplaire de la part du gendarme Kramer lorsqu’il met en jeu la réputation de la GRC tant dans sa conduite professionnelle que personnelle.

CONCLUSION

[131]  Compte tenu de la nature des deux allégations établies et de la similitude des événements décrits, j’impose, conformément au paragraphe 45(4) de la Loi sur la GRC, les mesures disciplinaires globales suivantes :

  1. Une pénalité financière équivalente à 40 jours de la solde du gendarme Kramer; et
  2. L’inadmissibilité à toute promotion pour une période de 2 ans, à partir de la date de réintégration du gendarme Kramer.

[132]  Les parties peuvent faire appel de cette décision devant la commissaire en déposant une déclaration d’appel dans les 14 jours suivant la signification de la présente décision écrite au membre visé (article 45.11 de la Loi sur la GRC et l’article 22 des Consignes du commissaire (griefs et appels), DORS/2014-289).

 

 

Le 12 mars 2020

Josée Thibault

Arbitre en matière de déontologie

 

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