Déontologie

Informations sur la décision

Résumé :

L’Avis d’audience disciplinaire contient une allégation en vertu de l’article 7.1 du Code de déontologie de la GRC, qui décrit en détail l’inconduite sexuelle. L’incident aurait eu lieu hors service, dans la nuit du 25 décembre 2019; le caporal Deagle aurait attiré sa belle-fille de 16 ans sur un canapé à côté de lui et l’aurait touchée de manière inappropriée à des fins d’ordre sexuel.

À la suite d’une audience contestée, le comité de déontologie a conclu que l’allégation avait été établie et a ordonné au caporal Deagle de démissionner dans les 14 jours, faute de quoi il sera congédié.

Contenu de la décision

Protégé A

2023 DAD 04

Ordonnance de non-publication : Interdiction de publier ou de diffuser, de quelque façon que ce soit, tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de Mlle B.

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GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

Affaire intéressant une audience disciplinaire tenue en vertu de la

Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC, 1985, ch. R-10

Entre :

Commandant de la Division H

(autorité disciplinaire)

et

Caporal Gregory Deagle

Matricule 51083

(membre visé)

Décision du comité de déontologie

Louise Morel

21 mars 2023

 

Sergent d’état-major Jonathan Hart, représentant de l’autorité disciplinaire

M. Gordon Campbell, représentant du membre visé


TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ 3

INTRODUCTION 4

Ordonnance de non-publication 5

ALLÉGATION 5

PREUVE 9

Détermination de la crédibilité des témoins 10

Témoignage de Mlle B. 11

Témoignage de la gendarme W. 11

Témoignage du caporal Deagle 11

ANALYSE 13

Analyse de la preuve 14

Quels actes constituent le comportement présumé? 15

Le comportement du caporal Deagle risque-t-il de jeter le discrédit sur la Gendarmerie? 19

Le comportement du caporal Deagle est-il suffisamment lié aux tâches et fonctions pour que la Gendarmerie ait une raison légitime de lui imposer des mesures disciplinaires? 20

MESURES DISCIPLINAIRES 21

Position des parties 22

Décision relative aux mesures disciplinaires 25

Gamme des mesures disciplinaires 25

Facteurs atténuants 25

Facteurs aggravants 26

Conclusion 27

 

RÉSUMÉ

L’Avis d’audience disciplinaire contient une allégation en vertu de l’article 7.1 du Code de déontologie de la GRC, qui décrit en détail l’inconduite sexuelle. L’incident aurait eu lieu hors service, dans la nuit du 25 décembre 2019; le caporal Deagle aurait attiré sa belle-fille de 16 ans sur un canapé à côté de lui et l’aurait touchée de manière inappropriée à des fins d’ordre sexuel.

À la suite d’une audience contestée, le comité de déontologie a conclu que l’allégation avait été établie et a ordonné au caporal Deagle de démissionner dans les 14 jours, faute de quoi il sera congédié.

INTRODUCTION

[1] L’Avis d’audience disciplinaire contient une allégation de conduite déshonorante contrairement à l’article 7.1 du Code de déontologie de la GRC. Il a été signé par l’autorité disciplinaire le 23 juin 2020 et a été signifié au caporal Gregory Deagle le 20 juillet 2020, en même temps que la trousse d’enquête.

[2] L’allégation découle de l’interaction du caporal Deagle avec Mlle B. le 25 décembre 2019, alors qu’elle séjournait à sa résidence de Truro, en Nouvelle-Écosse, pour les vacances. Vers 22 h 30, Mlle B. se préparait à aller au lit après avoir regardé une émission de télévision. Le caporal Deagle s’était endormi sur le canapé et Mlle B. a tenté de le réveiller en lui saisissant la main. Il est allégué que le caporal Deagle a attiré Mlle B. à côté de lui sur le canapé du salon et a eu avec elle des contacts sexuels non consensuels.

[3] Le 29 mai 2020, M. Gerry Annetts a été désigné pour constituer le comité de déontologie, conformément au paragraphe 43(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC, 1985, ch. R-10 [Loi sur la GRC].

[4] Le 7 mai 2021, le caporal Deagle a fourni sa réponse à l’Avis d’audience disciplinaire, aux termes du paragraphe 15(3) des Consignes du commissaire (déontologie), DORS/2014-291. Il a nié l’allégation.

[5] Le 6 juin 2022, j’ai été désignée pour constituer le nouveau comité de déontologie dans la présente affaire. Conformément à l’article 45 de la Loi sur la GRC, je dois décider si l’allégation est fondée selon la prépondérance des probabilités. Autrement dit, je dois déterminer s’il est plus probable qu’improbable que le caporal Deagle ait contrevenu au Code de déontologie de la GRC. Si je conclus que l’allégation est fondée, je dois imposer des mesures disciplinaires.

[6] Comme le processus l’exige, j’ai examiné une copie de l’Avis d’audience disciplinaire, la trousse d’enquête, la réponse du caporal Deagle à l’allégation, ainsi que les documents supplémentaires admis lors des conférences préparatoires pour la présente affaire. Ces documents sont désignés collectivement comme étant le « Dossier ».

[7] L’audience disciplinaire de la présente affaire a eu lieu à Halifax, en Nouvelle-Écosse, du 2 au 5 novembre 2022. Le témoignage oral de trois témoins, y compris le caporal Deagle, a été reçu. La décision orale dans laquelle j’ai conclu que la seule allégation avait été établie a été rendue le 4 novembre 2022. Ayant déterminé que l’allégation était fondée, j’ai entendu les observations des parties relatives aux mesures disciplinaires le 5 novembre 2022 et j’ai rendu ma décision de vive voix sur les mesures disciplinaires, virtuellement, le 9 novembre 2022, ordonnant au caporal Deagle de démissionner dans les 14 jours, à défaut de quoi il sera congédié. La présente décision écrite intègre et approfondit cette décision orale.

Ordonnance de non-publication

[8] Le 2 novembre 2022, de ma propre initiative, j’ai interdit à quiconque de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement pouvant identifier Mlle B, à savoir une personne âgée de moins de 18 ans au moment de l’incident allégué, en vertu du paragraphe 45.1(7) de la Loi sur la GRC.

[9] Par conséquent, l’allégation a été modifiée dans la présente décision afin de tenir compte de cette ordonnance de non-publication.

ALLÉGATION

[10] La seule allégation dont est saisi le comité de déontologie est rédigée comme suit :

[TRADUCTION]

Allégation 1

Le 25 décembre 2019 ou vers cette date, à Truro ou aux alentours, dans la province de Nouvelle-Écosse, alors qu’il était hors service, le caporal Gregory Deagle s’est comporté d’une manière à jeter le discrédit sur la Gendarmerie, contrairement à l’article 7.1 du Code de déontologie de la Gendarmerie royale du Canada.

Détails

1. Pendant toute la période pertinente, vous étiez un membre de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) affecté à la Division H, District du Comté de Pictou, en Nouvelle-Écosse.

2. Vous étiez en union de fait avec la gendarme de la GRC [W.] et résidiez avec elle à Truro. La gendarme [W.] a une fille de seize ans, [Mlle B.] issue d’un mariage antérieur. Mlle [B.] ne résidait pas principalement avec vous et la gendarme [W.], mais elle vous visitait à l’occasion.

3. Le 25 décembre 2019, Mlle [B.] séjournait à votre résidence pour les fêtes de Noël. Pendant la soirée, vous aviez l’intention de regarder un film avec Mlle [B.] et la gendarme [W.]; cependant, vous vous êtes endormi sur le canapé et la gendarme [W.] est allée se coucher. Vers 22 h 30, Mlle [B.] se préparait à aller se coucher et a tenté de vous réveiller en vous saisissant la main. Vous avez attiré sur Mlle [B.] près de vous sur le canapé du salon et l’avez agressée sexuellement.

4. Le 30 décembre 2019, Mlle [B.] a fait une déclaration au sergent d’état-major Ron Legere de l’Équipe d’intervention en cas d’incident grave. Dans sa déclaration, Mlle [B.] a décrit votre contact sexuel non consensuel avec elle de la manière suivante :

« […] Et puis il me frotte le dos, ce qui est correct, parce que mon père le fait parfois et c’est bien, ça dure 30 minutes, mais quand il me frottait le dos, parfois il descendait plus bas, j’ai eu l’impression qu’il était trop bas, je pouvais littéralement sentir ses mains sur mon pantalon, mais pas comme s’il agrippait mes fesses ou rien de tout ça, mais j’avais juste senti ses doigts, dans, heu, ma raie, puis il les enlevait, et tout ça doit avoir duré 30 minutes, et puis j’ai dit, parce que je transpirais, j’avais vraiment chaud, ma jambe était complètement engourdie, genre, je ne pouvais pas la sentir alors je me suis assise et j’ai dit, ok, je peux probablement partir maintenant, parce j’avais vraiment chaud et donc je lui ai dit que mes jambes étaient toutes engourdies, mais il m’a dit tu peux les remettre sur le canapé, alors il voulait que je reste plus longtemps, alors j’essaie de me lever la jambe parce que je me sentais mal de partir, alors je suis restée, et je suis complètement allongée sur le canapé, mais mes jambes sont surélevées, et c’est correct, et il est sur le côté et je suis comme sur le ventre, et puis il met sa jambe sur moi, on est en cuillère ou quelque chose comme ça, et c’était juste bizarre. Et puis il a recommencé à me frotter le dos et il descend encore trop bas et dans ma tête, je me dis que c’était trop bas, genre trop bas, et je n’ai rien dit d’autre, mais dans ma tête, je savais que c’était trop bas. Et puis cette fois-ci, quand il me frottait le dos, il a remonté sous ma chemise, et genre sur mes épaules, et quand il est arrivé au milieu de mon dos, j’ai eu peur qu’il dégrafe mon soutien-gorge et puis il me caressait sur le côté, mais il était trop insistant après que tout ce qui venait de se passer, et puis il s’est assis, il a dit qu’il doit aller à la salle de bain et il regarde son téléphone et dit oh mon dieu, il est déjà 23 h 30. Alors il se lève et puis je me lève peut-être aussi, je me dis que c’est peut-être le temps de partir et il dit non non tu restes, genre, peut-être qu’on peut écouter un film ou quelque chose, alors il va à la salle de bain, mais je me dis que je ne reste pas plus longtemps […] »

« Ouais, mon pantalon, il était déjà comme à taille basse, alors il va jusqu’ici […] Et puis, je pouvais sentir ses mains y descendre, alors je sentais qu’il touchait mes fesses, et puis, genre, sa main a commencé à descendre dans ma raie, il est allé jusque là. »

« Et il allait comme d’un côté à l’autre et tout ça, mais il n’a jamais glissé toute sa main […] C’était juste ses doigts […] Genre, probablement ses jointures […] J’étais tellement mal à l’aise, j’étais comme, genre il m’a posé une question et je ne pouvais vraiment pas répondre, j’ai juste figé, genre, j’étais dans ma tête, je me disais que c’était trop bas, trop bas. J’étais tellement mal à l’aise. »

5. M Mlle [B.] a ajouté que vous avez placé votre main sous son pantalon et ses sous-vêtements et que cela s’est produit : « Genre cinq fois, c’est arrivé plus de cinq fois ».

6. Mlle [B.] raconte qu’elle s’est sentie piégée par vous sur le canapé, alors que vous avez placé votre bras et votre jambe sur elle et que vous la teniez :

« Je ne suis pas dans une position confortable, et puis il commence à me frotter le dos, il me prend dans ses bras et on parle, puis il commence à me frotter le dos, genre, le bas de mon dos, puis il commence à glisser ses mains dans mon pantalon un peu, et je pense que c’est trop bas, c’est trop bas, et puis il remonte et redescend, et puis ça s’est passé genre pendant environ 30 minutes et je me suis assise, je ne pouvais pas sentir ma jambe et on en riait, mais je pense que c’est vraiment lourd, et tout ça, et il me dit de me déplacer pour que je sois dans une position plus confortable, alors je lève ma jambe, il me tient et il place une jambe sur moi, donc un bras est comme sous l’autre, il est un peu trop haut quand il ne me frotte pas le dos ou il me frotte le dos et puis sa jambe est sur moi, sur mes jambes, et je me suis sentie piégée, je suppose, parce que j’ai été écrasé. »

« […] J’ai essayé de me lever pour partir, et il a dit de placer ma jambe d’une certaine façon, pour que je sois complètement allongée sur le canapé à côté de lui, mais j’essaie encore de partir, et il dit de placer ma jambe pour être plus à l’aise, et c’est dur à faire parce que ma jambe était très lourde, et je me lève et je sens qu’il me tient la taille […] Pour m’aider à rester sur le canapé, mais […] Ouais. »

« Euh, ça m’a fait me sentir encore plus mal à l’aise, alors j’ai eu l’impression d’être piégée, mais euh […] Il m’utilisait comme un ours en peluche, genre il était complètement enroulé, comme en cuillère, et donc […] Ouais bien je suppose qu’il a mis de la pression. »

7. Mlle [B.] en tant qu’adolescente et votre belle-fille, est une personne vulnérable sous votre garde en tant que beau-parent. Vous avez profité de Mlle [B.] pour assouvir vos instincts sexuels. À aucun moment, Mlle [B.] n’a consenti à un contact sexuel non souhaité. Vous avez violé l’intégrité physique de Mlle [B.] et lui avez causé encore plus d’anxiété en envoyant un texto inutile après l’agression sexuelle :

« […] et puis je vais au lit, je ferme ma porte, mais je garde la lumière allumée parce que j’ai peur, je tremble, j’étais tellement mal à l’aise, et puis je ne me suis couchée qu’à trois heures parce que je ne pouvais pas dormir, j’étais […] juste, mon esprit allait dans tous les sens. Mais à minuit, genre on s’est couché vers 23 h 30, quand nous avons quitté le salon, il était peut-être 23 h 45 quand nous sommes allés au lit, puis à 0 h 16, il m’écrit parce que plus tard ce jour-là, à Noël, il disait qu’il voulait une nouvelle photo de moi comme contact parce que sur celle qu’il avait, j’étais vraiment jeune […] Alors, il en voulait une nouvelle, mais, je ne voulais pas lui en donner une belle, alors je suis allée sur Snapchat et j’ai pris toutes celles avec des filtres stupides ou quelque chose, alors elles n’étaient pas […] c’était juste des photos drôles, et puis à 0 h 16 cette nuit-là, je suis en panique dans mon lit, je reçois un texto de lui et il a sauvegardé l’une des photos et il me l’a renvoyée et il m’a dit que je pense que je vais prendre celle-ci et j’ai dit ouais c’est ma préférée, et puis il m’a répondu et je me suis dit que je n’allais pas répondre. »

8. Le lendemain, Mlle [B.] a divulgué vos actes à son père et à la gendarme [W.]. Lorsque la gendarme [W.] vous a confronté à propos de vos actions, vous avez réagi en affirmant : « […] J’ai dit, ok, tu entends que le beau-père la serre pendant une période inappropriée et il se dit : ok, c’est ridicule, il nie toute intention sexuelle, je l’ai juste frottée [W.] dans le dos, je l’ai frottée dans le dos. Je ne sais pas, il a dit, je me suis réveillé et nous avons parlé, et elle était à côté de moi sur le canapé, elle est genre,, j’ai juste, il a dit qu’il n’y avait pas, il a simplement dit – genre c’est non. »

9. Vous avez été inculpé d’agression sexuelle.

[traduit tel que reproduit dans la version anglaise]

PREUVE

[11] La question centrale à la présente affaire est de déterminer si le caporal Deagle a touché Mlle B. sans son consentement à des fins sexuelles.

[12] Le dossier dont je suis saisie comprend les déclarations de l’enquêteur de l’Équipe d’intervention en cas d’incident grave de Mlle B., ses parents, les gendarmes B. et W., ainsi que sa belle-mère, Mme B.

[13] On m’a fourni les transcriptions du procès criminel du procès pour agression sexuelle du caporal Deagle, qui a eu lieu devant la Cour provinciale de Truro le 14 avril 2022. Mlle B., les gendarmes B. et W. et le caporal Deagle ont témoigné.

[14] Le 29 juin 2022, le juge de première instance a rendu sa décision, déclarant que son niveau de confiance envers le témoignage de Mlle B., même s’il n’était pas parfait, était comparable au niveau de confiance qu’il avait dans le témoignage de l’accusé. Par conséquent, étant donné qu’il ne pouvait pas rejeter la preuve de l’accusé, en appliquant les principes[1] de la jurisprudence, il y avait un doute raisonnable que les attouchements étaient à des fins sexuelles, et le caporal Deagle a été déclaré non coupable.

[15] La décision de la Cour provinciale de Truro fait également partie du dossier.

[16] Lors de l’audience disciplinaire contestée concernant cette allégation, j’ai entendu trois témoins : Mlle B., sa mère, la gendarme W., et le caporal Deagle.

[17] J’ai préparé une Détermination des faits établis le 28 octobre 2022, qui a été examinée en même temps que la preuve orale reçue et qui est incorporée à mes conclusions de fait.

Détermination de la crédibilité des témoins

[18] Pour évaluer le témoignage d’un témoin, je dois déterminer s’il est véridique et s’il est fiable (c.-à-d. si le témoin est en mesure de percevoir et de se rappeler avec exactitude ce qu’il a observé). Il est possible que je considère les éléments de preuve offerts par un témoin comme étant sincères, mais non fiables. Je peux aussi accepter une partie, la totalité ou aucun des éléments de preuve apportés par un témoin au sujet d’un fait particulier[2].

[19] Dans McDougall[3], la Cour suprême indique que la totalité des éléments de preuve doit être prise en considération; bien qu’un élément de corroboration est toujours utile et étoffe la preuve offerte par une partie, ce n’est pas une exigence légale.

[20] La Cour suprême note en outre que la conclusion selon laquelle le témoignage d’une partie est crédible peut fort bien être décisive, parce que le fait de croire une partie suppose explicitement ou non que l’on ne croit pas l’autre sur le point important en litige. C’est particulièrement le cas lorsque, comme en l’espèce, le défendeur nie en bloc les allégations[4].

[21] Dans Faryna[5], la Cour fait observer que le témoignage d’un témoin ne peut être évalué uniquement en fonction de son comportement, c’est-à-dire qu’il semble dire la vérité. Le juge des faits doit plutôt déterminer si le récit du témoin est conforme à l’interprétation la plus probable des circonstances.

[22] La question de savoir si le récit du témoin a une « apparence de vraisemblance » est subjective, mais pour y répondre, il faut prendre en considération l’ensemble de la preuve.

Témoignage de Mlle B.

[23] L’issue de la présente affaire repose en grande partie sur la crédibilité des témoins. Conformément à R c. T.B.[6], en ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité de Mlle B, son témoignage doit être évalué dans le contexte de l’âge du témoin au moment des événements qu’il rapporte.

[24] Mlle B. a été un témoin clair, franc et ouvert. Elle était équilibrée lorsqu’elle s’exprimait et ne cherchait pas à embellir ou à exagérer ses réponses, ni à les perfectionner au fil du temps. Je n’ai relevé aucune incohérence entre sa déclaration du 30 décembre 2019 à l’enquêteur de l’Équipe d’intervention en cas d’incident grave, son témoignage sous serment au procès criminel du caporal Deagle du 14 avril 2022 et son témoignage devant moi. Je trouve son témoignage crédible et fiable.

Témoignage de la gendarme W.

[25] La gendarme W., conjointe de fait du caporal Deagle et la mère de Mlle B., s’est dite préoccupée par la nécessité de porter des accusations criminelles contre le caporal Deagle.

[26] Néanmoins, elle était cohérente dans son témoignage quant à ce que Mlle B. lui a décrit, par téléphone, le 26 décembre 2019. Son témoignage corroborait la version de Mlle B. quant à la façon dont l’incident a commencé (c.-à-d. saisir la main du caporal Deagle pour le secouer, avant d’être attirée pour une étreinte et un frottement de dos).

[27] Je trouve le témoignage de la gendarme W. crédible, pour l’essentiel, mais je note qu’elle n’était pas présente pendant l’inconduite présumée.

Témoignage du caporal Deagle

[28] Enfin, pour la majeure partie, je trouve que le caporal Deagle est crédible et que sa preuve est fiable.

[29] Cependant, je note certaines variations dans sa preuve entre son témoignage du 14 avril 2022, lors de son procès criminel, et son témoignage devant moi. Par exemple, lors de son contre-interrogatoire pendant de son procès criminel, le caporal Deagle a déclaré que, le 25 décembre 2019, il avait consommé trois ou quatre verres de rhum et coke, qui se composaient d’une once d’alcool par boisson. Il a expliqué qu’il avait utilisé un verre à liqueur pour mesurer l’alcool qu’il avait versé dans son verre[7]. Au cours de l’audience disciplinaire, la gendarme W. a déclaré que le caporal Deagle avait bu la moitié d’une bouteille de rhum de 750 ml tout au long de la journée, le 25 décembre 2019. Le caporal Deagle a souscrit à cette évaluation et a précisé qu’il a bu à partir de 15 h ou 16 h jusqu’à 20 h 30 ou 21 h[8]. Je note que cela représente 375 ml d’alcool ou environ 12 onces de boissons. Il y a une grande différence entre trois ou quatre boissons et 12 boissons.

[30] Une autre variation importante est liée à la façon dont Mlle B. s’est retrouvée allongée sur le canapé du salon à côté de lui. Dans sa réponse au paragraphe 15(3) de l’Avis d’audience disciplinaire, le caporal Deagle a déclaré que, lorsqu’il s’est réveillé sur le canapé du salon, Mlle B. y était allongée à côté de lui, sur le ventre, le visage tourné du côté opposé[9]. Cependant, lors de son témoignage au procès criminel, le caporal Deagle a déclaré que, lorsqu’il s’est réveillé, Mlle B. était sur le canapé à côté de lui[10]. Au cours de son contre-interrogatoire au procès, il a soutenu catégoriquement qu’il s’était réveillé à côté de Mlle B., sur le canapé, et qu’il l’enlaçait[11]. Lors de l’audience disciplinaire, en contre-interrogatoire, le caporal Deagle a d’abord déclaré que, lorsqu’il s’est réveillé pour la première fois, Mlle B. était à côté de lui et qu’il l’a serrée dans ses bras et a commencé à la frotter par-dessus son pull[12]. Questionné davantage par le représentant de l’autorité disciplinaire au cours du contre-interrogatoire, il n’a pas nié que Mlle B. a tenté de le réveiller en saisissant sa main pour le sortir du sommeil. Il a plutôt déclaré qu’il ne s’était tout simplement pas rappelé et que son souvenir ne commençait qu’à partir du moment où il s’était réveillé avec elle à ses côtés. Il a admis qu’il était possible que Mlle B. lui a saisi sa main pour le réveiller, mais il ne s’en souvient tout simplement pas[13]. Ses affirmations sur ce point ont été incohérentes pendant toute la procédure.

[31] Compte tenu de ce qui précède, lorsque la preuve du caporal Deagle diverge de celle de Mlle B, je privilégierai le témoignage de Mlle B.

ANALYSE

[32] Il incombe au représentant de l’autorité disciplinaire d’établir le bien-fondé de l’allégation selon la prépondérance des probabilités. En pratique, cela signifie que je dois déterminer si le représentant de l’autorité disciplinaire a établi qu’il est probable que le caporal Deagle a enfreint l’article 7.1 du Code de déontologie. Les parties ont cité à bon droit McDougall[14] qui énonçait que la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire ce critère.

[33] La Cour suprême du Canada a également fait observer dans McDougall qu’« aucune norme objective ne permet de déterminer qu’elle l’est suffisamment[15] ». Le juge des faits doit rendre une décision compte tenu de l’ensemble de la preuve dont il est saisi. Dans le cadre du processus d’audiences disciplinaires de la GRC, l’ensemble des éléments de preuve qui m’ont été présentés comprend le dossier ainsi que les témoignages de vive voix entendus lors de l’audience disciplinaire.

[34] Le critère de conduite déshonorante prévu à l’article 7.1 du Code de déontologie est le suivant : le représentant de l’autorité disciplinaire doit prouver selon la prépondérance des probabilités les gestes posés dans le cadre de cette conduite, et prouver l’identité du membre qui a posé ces gestes. S’il arrive à le prouver, je dois alors déterminer si une personne raisonnable en société, au fait de toutes les circonstances pertinentes, y compris la réalité des services de police en général et, plus particulièrement, celle de la GRC, considérerait le comportement du caporal Deagle comme susceptible de jeter le discrédit sur la Gendarmerie. Enfin, je dois déterminer si le comportement est suffisamment lié aux tâches et fonctions pour que la Gendarmerie ait une raison légitime d’imposer des mesures disciplinaires.

[35] L’identité du caporal Deagle ne fait l’objet d’aucune contestation. Les trois autres étapes nécessitent une analyse plus approfondie.

Analyse de la preuve

[36] L’Avis d’audience disciplinaire énonce les actes précis qui, selon l’autorité disciplinaire, sont des actes qui constituent une conduite déshonorante.

[37] Les détails de l’allégation comprennent l’expression « agression sexuelle ». Les parties ont utilisé cette expression dans leurs observations. Le représentant du membre visé m’a demandé d’appliquer le critère pénal pour les agressions sexuelles. Il a souligné que pour conclure à


l’existence d’une conduite déshonorante, je devais conclure que le contact était de nature « sexuelle » étant donné que l’autorité disciplinaire l’avait décrite dans l’Avis d’audience disciplinaire comme une « agression sexuelle[16] ».

[38] Il ne s’agit pas d’une procédure pénale. Il s’agit d’une procédure en vertu de la partie IV de la Loi sur la GRC et qui ne porte pas exclusivement sur la conduite criminelle. Elle porte sur des infractions présumées au Code de déontologie de la GRC soit, en l’espèce, la conduite déshonorante. Les conduites déshonorantes peuvent comprendre des inconduites sexuelles[17].

[39] L’inconduite sexuelle est une inconduite de nature sexuelle qui existe selon un éventail de comportements sexuels considérés comme indésirables. L’inconduite sexuelle englobe toute une gamme de comportements sexuels problématiques, y compris les comportements jugés moralement inacceptables, le harcèlement sexuel, les abus sexuels ou les agressions sexuelles[18].

[40] Le processus de conduite de la GRC est un processus administratif qui applique la norme civile de preuve. Bien que certaines lois régissant la conduite professionnelle contiennent des définitions d’inconduite sexuelle qui comprennent l’agression sexuelle, la Loi sur la GRC, le Code de déontologie de la GRC et la politique de la GRC ne contiennent aucune définition de l’expression. En outre, les tribunaux n’ont pas donné de définition précise de l’inconduite sexuelle dans un contexte civil.

[41] Compte tenu de cela, l’approche des procédures relatives au Code de déontologie de la GRC devrait porter sur la conduite particulière alléguée par l’autorité disciplinaire. En l’espèce, le caporal Deagle est accusé d’avoir eu une conduite déshonorante. À mon avis, les conduites déshonorantes comprennent les agressions sexuelles, mais selon une norme civile de preuve, comme il est mentionné dans McDougall.

[42] Par conséquent, la question centrale à la présente affaire est de déterminer si le caporal Deagle a touché Mlle B. sans son consentement à des fins sexuelles.

[43] Comme dans l’approche adoptée par le comité de déontologie dans Brown[19], toute mention d’inconduite sexuelle ou d’agression sexuelle dans la présente décision doit être comprise comme une référence à une allégation d’inconduite sexuelle dans le contexte civil.

Quels actes constituent le comportement présumé?

[44] Au moment de l’incident, le caporal Deagle était en union de fait avec la gendarme W. et ils résidaient ensemble à Truro. La gendarme W. a une fille de seize ans, Mlle B., issue d’un mariage antérieur. Mlle B. ne résidait pas principalement avec eux, mais elle les visitait à l’occasion[20].

[45] Le 25 décembre 2019, Mlle B. séjournait à la résidence du caporal Deagle et de la gendarme W. pour les vacances. Pendant la soirée, le caporal Deagle avait l’intention de regarder un film avec Mlle B. et la gendarme W.; cependant, il s’est endormi sur le canapé[21].

[46] Les trois témoins ont reconnu que la relation entre le caporal Deagle et Mlle B. était tendue. Ils ne s’étaient jamais démontré d’affection physique l’un à l’autre avant le 25 décembre 2019. Ils n’ont pas échangé d’étreinte ni eu de longues discussions réciproques.

[47] Le caporal Deagle a déclaré qu’il trouvait « étrange » que Mlle B. essaye de le réveiller avant d’aller au lit parce qu’elle ne se souciait vraiment pas de lui. Il a déclaré qu’ils n’avaient manifesté aucune affection émotionnelle ou physique l’un envers l’autre et qu’il n’avait jamais donné à Mlle B. un massage du dos dans le passé[22].

[48] De plus, le caporal Deagle a soutenu que, lorsqu’il s’est réveillé, Mlle B. était déjà sur le canapé à côté de lui. Toutefois, au cours du contre-interrogatoire, il a admis qu’il était possible qu’il l’ait attirée, mais qu’il ne s’en souvenait tout simplement pas.

[49] Comme il est indiqué au paragraphe 31 de la présente décision, je préfère le témoignage de Mlle B. et je conclus que le caporal Deagle l’a effectivement attirée vers lui sur le canapé et qu’il l’a serrée dans ses bras.

[50] Le caporal Deagle a déclaré que le massage initial du dos de Mlle B. était plutôt un signe d’« affection générale », comme une étreinte, mais il s’est transformé en massage du dos pour dénouer des nœuds[23].

[51] Dans ses observations, le caporal Deagle a déclaré qu’aucun de ses contacts n’était de nature « sexuelle » et que Mlle B. elle-même n’a jamais qualifié le contact de « sexuel ».

[52] Le caporal Deagle nie avoir glissé ses doigts sous la ceinture ou les sous-vêtements de Mlle B., jusqu’à sa raie. Il a été catégorique puisque [TRADUCTION] « cela aurait équivalu à franchir la ligne[24] ». D’autre part, Mlle B. a maintenu cette affirmation depuis le 26 décembre 2019; elle ne l’a jamais démentie. C’est ce qui l’a rendue [TRADUCTION] « mal à l’aise ». Elle n’a peut-être pas décrit ce comportement comme étant sexuel, mais elle savait que quelque chose n’allait pas.

[53] J’accepte le témoignage de Mlle B. sur ce point. Je conclus que le caporal Deagle a effectivement placé sa main sous la ceinture de son pantalon et ses sous-vêtements et que son majeur a touché cinq fois environ sa raie.

[54] En ce qui concerne l’article 6 de l’Avis d’audience disciplinaire, Mlle B. a déclaré qu’elle s’est sentie piégée sur le canapé. Elle a expliqué qu’après environ 30 minutes, sa jambe était engourdie et qu’elle s’est levée en espérant partir. Le caporal Deagle a ensuite levé la main et l’a invitée à revenir se coucher dans une position plus confortable[25]. Elle s’est allongée, car elle avait peur et ne voulait pas être impolie. Après s’être allongée avec ses jambes sur le canapé, sur le ventre et le visage vers le côté opposé, le caporal Deagle a posé sa jambe gauche sur ses deux jambes.

[55] Le caporal Deagle était d’accord avec cette série d’événements, mais il a expliqué qu’il avait placé sa jambe sur la sienne pour être plus à l’aise après s’être reculé sur le canapé[26]. Il a en outre expliqué que si Mlle B. avait tressailli ou bougé, il aurait su qu’elle était mal à l’aise.

[56] Il a contesté le fait qu’ils étaient en cuillère comme l’a décrit Mlle B., ou qu’il lui faisait [TRADUCTION] « une étreinte », mais il a reconnu qu’alors qu’il était allongé sur le côté, tout son corps touchait celui de Mlle B. Le caporal Deagle a admis que la largeur du canapé ne pouvait pas dépasser 2 ou 2,5 pieds.

[57] Le point 7 précise que Mlle B. n’a pas donné son consentement au contact non désiré du caporal Deagle et qu’il a violé son intégrité physique.

[58] Le représentant du membre visé reconnaît que le consentement n’est pas une question, qu’il n’y a pas eu consentement. Toutefois, il a fait valoir qu’aucun n’était requis, car le contact n’était pas de nature sexuelle.

[59] Je note que, dans R. c Menjivar, décision fournie par le représentant de l’autorité disciplinaire, la Cour provinciale de l’Alberta a conclu ce qui suit :

[TRADUCTION]

[…] le « but sexuel » peut être prouvé soit par une preuve directe, soit par une preuve circonstancielle, soit par la nature du toucher lui-même (c.-à-d. la seule conclusion raisonnable à tirer de la preuve circonstancielle ou de la nature du toucher est que l’accusé a commis le toucher pour un but sexuel[27]).

[60] En l’espèce, le caporal Deagle, qui avait une relation tendue avec Mlle B., qui ne comportait pas d’affection physique, l’a tirée vers le bas sur le canapé, l’a serrée dans ses bras et a entrepris de lui masser le dos. Quand cette adolescente de 16 ans s’est levée après 30 à 45 minutes, il l’a invitée à revenir sur le canapé, a mis sa jambe gauche au-dessus de ses jambes, et a continué à la masser, sa main sous son pull[28] et ses yeux fermés[29].

[61] J’ai déjà conclu que le majeur du caporal Deagle avait effectivement touché sa raie cinq fois environ. Ceci, en conjonction avec les circonstances susmentionnées, me conduit à conclure que la seule conclusion possible que je puisse tirer est que le comportement du caporal Deagle était de nature sexuelle.

[62] Par conséquent, je conclus que les actes du caporal Deagle, en appliquant la norme civile, constituent une agression sexuelle. Il a touché Mlle B., sa belle-fille qui était une mineure et une personne vulnérable sous sa garde, sans son consentement et à des fins sexuelles. Il a violé l’intégrité physique de Mlle B.

[63] Le représentant de l’autorité disciplinaire a donc confirmé selon la prépondérance des probabilités les gestes posés dans le cadre de la conduite alléguée et l’identité du membre qui a posé ces gestes.

Le comportement du caporal Deagle risque-t-il de jeter le discrédit sur la Gendarmerie?

[64] Les comités de déontologie ont toujours conclu que l’inconduite sexuelle d’un membre de la Gendarmerie, qu’il soit en service ou en hors service, est une conduite qui est déshonorante ou susceptible de discréditer la Gendarmerie. C’est un comportement qui risque de nuire à la réputation de la Gendarmerie auprès du public et qui remet en question la capacité d’un membre à préserver sa crédibilité et la confiance du public dans cette capacité à s’acquitter de ses fonctions.

[65] À mon avis, une personne raisonnable dans la société trouverait tout à fait inacceptable qu’un homme de 45 à 50 ans attire une jeune femme de 16 ans, à plus forte raison sa belle-fille, sur un canapé à côté de lui, et qu’il se mette à lui frotter le dos par-dessus et sous son chandail pendant environ une heure et demie. Pour exacerber les problèmes, il insère ensuite son majeur dans ses sous-vêtements et descend vers sa raie à environ cinq reprises.

[66] Il faut alors considérer ce comportement du point de vue de la police. Il ne s’agissait pas d’un membre du grand public qui a commis cette inconduite, mais d’un agent de police assermenté dont le devoir est de protéger les personnes vulnérables et de démontrer un comportement exemplaire en service et hors service.

[67] Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu’une personne raisonnable en société, au fait de toutes les circonstances pertinentes, y compris la réalité des services de police en général et, plus particulièrement, celle de la GRC, considérerait le comportement du caporal Deagle le soir du 25 décembre 2019 comme susceptible de jeter le discrédit sur la Gendarmerie.

[68] En conséquence, je conclus que cet élément du critère a été établi selon la prépondérance des probabilités.

Le comportement du caporal Deagle est-il suffisamment lié aux tâches et fonctions pour que la Gendarmerie ait une raison légitime de lui imposer des mesures disciplinaires?

[69] Le droit est clair : une norme plus élevée s’applique à la conduite des policiers par rapport aux employés en général, principalement parce qu’ils sont en situation de confiance. La Cour suprême du Canada a conclu qu’« une probité exemplaire soit essentielle pour exercer la fonction de policier[30] » et que « [p]our accomplir leur travail, ils doivent non seulement avoir un excellent jugement et être d’une grande intégrité, mais aussi avoir la confiance absolue du public[31] ».

[70] En tant que de membre de la GRC, le caporal Deagle a choisi une profession unique pour laquelle les normes de conduite sont élevées et cette responsabilité n’est pas intermittente; elle est constante. Sa conduite, qu’il soit en service ou non, doit être examinée minutieusement en fonction de son statut d’agent de police.

[71] La GRC a publié plusieurs documents expliquant que les inconduites sexuelles prouvées auraient des conséquences graves.

[72] Dans un contexte criminel et civil, le contact sexuel non consensuel est une agression sexuelle, qui relève du domaine des comportements auxquels les membres de la GRC sont confrontés quotidiennement dans le cadre de leurs activités d’application de la loi.

[73] Je suis d’avis que les gestes du caporal Deagle peuvent nuire à sa capacité de remplir les tâches d’un membre de la GRC avec impartialité, ou nuire à la confiance du public en cette capacité.

[74] Par conséquent, je conclus que les agissements du caporal Deagle sont suffisamment liés à ses devoirs et à ses fonctions pour donner à la GRC un intérêt légitime à le discipliner. Par conséquent, je conclus que l’allégation est établie selon la prépondérance des probabilités.

MESURES DISCIPLINAIRES

[75] Puisque l’allégation est fondée, j’ai l’obligation, au titre du paragraphe 45(4) de la Loi sur la GRC et du Guide des mesures disciplinaires, d’imposer « une mesure juste et équitable selon la gravité de l’infraction, le degré de culpabilité du membre et la présence ou l’absence de circonstances atténuantes ou aggravantes »[32].

[76] Dans leurs observations, les parties ont fait référence au Rapport Ceyssens[33], qui définit cinq principes qui servent de fondement au processus d’élaboration d’une mesure disciplinaire appropriée.

[77] Le premier principe formulé dans le Rapport Ceyssens est « [u]ne mesure disciplinaire doit être pleinement conforme aux quatre objectifs du processus de traitement des plaintes et de discipline de la police[34] ».

[78] De plus, « [l]a détermination d’une sanction appropriée suppose, en son cœur, un équilibre entre des intérêts : celui du public, de la GRC en tant qu’employeur, du membre à traiter équitablement et de ceux qui sont touchés par l’inconduite en cause[35] » (en l’espèce, la victime). La Cour suprême du Canada a mis l’accent sur l’intérêt public en déclarant que « [l]es organismes disciplinaires ont pour objectifs de protéger le public, de réglementer leur profession respective et de préserver la confiance du public envers ces professions »[36].

[79] L’alinéa 36.1e) de la Loi sur la GRC fait également référence au deuxième principe fondamental énoncé dans le Rapport Ceyssens : les mesures correctives et réparatrices devraient prévaloir, le cas échéant.

[80] Le troisième principe fondamental est la présomption voulant qu’il faut imposer la mesure la moins sévère possible, mais cette présomption sera réfutée dans les cas où l’intérêt du public ou d’autres facteurs précis doivent prévaloir.

[81] Le Rapport Ceyssens précise que le principe fondamental de la quatrième mesure disciplinaire est la proportionnalité[37]. Cela exige que le comité de déontologie détermine les « considérations de proportionnalité pertinente »; déterminer si ces considérations de proportionnalité sont atténuantes, aggravantes ou neutres; et, enfin, équilibrer ou évaluer de manière appropriée les considérations de proportionnalité pertinentes indiquées.

[82] Le cinquième principe fondamental, énoncé par la Cour suprême du Canada et les cours d’appel, est qu’une plus grande attente en matière de conduite s’applique aux policiers[38].

Position des parties

[83] Le représentant du membre visé a examiné six décisions disciplinaires antérieures et une décision de la commissaire de 2022[39], dans laquelle la commissaire a convenu que le comité de déontologie avait correctement décrit l’éventail de mesures appropriées, considéré la proportionnalité et la nécessité d’une dissuasion précise et générale, qualifié et énuméré correctement un vaste éventail de facteurs atténuants et aggravants, et a choisi de retenir le membre visé. Il s’agissait également d’un cas où l’inconduite sexuelle était en cause.

[84] Toutefois, dans chaque décision disciplinaire concernant une faute sexuelle et présentée par le représentant du membre visé, aucune ne portait sur une faute sexuelle envers un enfant mineur, un enfant de 16 ans, vulnérable.

[85] Le représentant du membre visé a fait valoir qu’une sanction inférieure à un congédiement est appropriée selon les faits de l’affaire. Il a soutenu que la jurisprudence dans les affaires d’agression sexuelle grave établit que le membre visé ne doit pas être renvoyé s’il s’agit d’un incident isolé et que le membre visé est un employé très performant. Selon le représentant du membre visé, la jurisprudence indique que le renvoi du membre visé serait disproportionné.

[86] Il a ajouté que les contacts sexuels avec Mlle B., bien qu’ils soient graves, représentaient un incident isolé. En outre, il a soutenu qu’il n’y avait aucune preuve que ce type de comportement se reproduirait jamais. En fait, au cours de son témoignage, le caporal Deagle a reconnu qu’il aurait dû se lever et partir lorsqu’il s’est réveillé et a découvert Mlle B. sur le canapé.

[87] Le représentant du membre visé a souligné que le caporal Deagle avait un rendement exceptionnel; qu’il continue d’avoir l’appui de son chef de district; et qu’il était en train d’essayer d’obtenir une promotion au grade de sergent.

[88] Le représentant du membre visé a déposé trois évaluations du rendement en tant que pièce 1 et trois lettres de référence en tant que pièce 2.

[89] Il a fait valoir qu’une sanction globale de 45 à 60 jours de confiscation de la solde serait appropriée pour assurer une dissuasion précise et générale en conjonction avec un transfert vers un autre lieu.

[90] Comme solution de rechange possible au renvoi, le représentant du membre visé m’a exhortée à envisager une rétrogradation au rang de gendarme et a fait valoir que cela enverrait un message fort de dénonciation au public et aux autres membres de la Gendarmerie.

[91] Le représentant de l’autorité disciplinaire, de son côté, a confirmé que l’autorité disciplinaire demande l’imposition d’une directive de démission dans les 14 jours. Il a présenté quatre affaires à l’appui du renvoi, a souligné les décisions d’inconduite sexuelle présentées par le représentant du membre visé et s’est concentré sur quelques passages du Rapport Ceyssens.

[92] Le représentant de l’autorité disciplinaire a attiré mon attention sur un passage du Rapport Ceyssens[40], dans lequel les auteurs déclarent :

10.6 Dans l’échantillon de décisions [de la GRC] que nous avons examiné, nous avons relevé une omission chronique d’évaluer spécifiquement et correctement l’intérêt public comme facteur de proportionnalité, ce qui a conduit à l’imposition de mesures disciplinaires qui n’étaient pas conformes à la jurisprudence des cours supérieures de justice […]

[93] L’intérêt public, a soutenu le représentant de l’autorité disciplinaire, comprend la confiance dans la Gendarmerie et le fait que les comités de déontologie doivent examiner l’incidence de l’inconduite du membre visé sur la réputation de la GRC.

[94] Le Rapport Ceyssens[41] note que la Cour suprême du Canada a réaffirmé le principe selon lequel une norme plus élevée s’applique à la conduite des policiers, par rapport aux employés en général, principalement parce qu’ils sont en situation de confiance.

[95] Le représentant de l’autorité disciplinaire a souscrit à l’avis du représentant de du membre visé, en indiquant que les décisions antérieures concernant une faute grave comportent une série de mesures de conduite allant de 45 à 60 jours de confiscation de la solde et de rétrogradation.

[96] Toutefois, il a noté à juste titre que ces décisions étaient antérieures au Rapport Bastarache[42] et au Rapport Ceyssens, qui critiquaient tous deux l’approche de la Gendarmerie en matière de harcèlement sexuel et d’inconduite sexuelle.

Décision relative aux mesures disciplinaires

[97] Je commencerai par énoncer la gamme de mesures appropriées, puis j’aborderai les considérations pertinentes atténuantes, aggravantes et neutres. Pour finir, j’expliquerai brièvement comment j’ai pesé ces facteurs et mis en balance les intérêts du public, de la GRC, du membre visé et de la victime, pour parvenir à ma décision.

Gamme des mesures disciplinaires

[98] Pour ce qui est de la fourchette appropriée, j’ai pris en considération les arguments avancés par les avocats ainsi que les cas présentés. J’estime qu’en l’espèce, la sanction globale appropriée va de la confiscation de la solde pendant 45 jours ou plus, seule ou en combinaison avec d’autres mesures disciplinaires, y compris la rétrogradation, jusqu’au renvoi.

Facteurs atténuants

[99] Je souligne que les facteurs atténuants ne constituent pas une justification ou une excuse pour l’inconduite, mais, par souci d’équité envers le membre visé, ils peuvent être pris en considération afin d’atténuer la sévérité de la sanction imposée pour traiter l’inconduite de manière appropriée.

[100] D’emblée, le caporal Deagle n’a jamais fait l’objet de mesures disciplinaires, de fiches de rendement négatives ou de commentaires négatifs dans ses évaluations de rendement qui m’ont été soumises. Au contraire, et comme en témoignent les lettres de référence et le témoignage de son chef de district, il serait un membre dévoué, supérieur à la moyenne, professionnel et fier d’être membre de la Gendarmerie et de servir et de protéger la collectivité dans laquelle il est affecté.

[101] J’accepte l’affirmation du représentant du membre visé selon laquelle les lettres d’appui et d’évaluation du rendement proviennent d’agents de police expérimentés qui ont supervisé le caporal Deagle au fil des ans, ainsi que d’un partenaire du ministère des Pêches, qui le décrivent tous comme responsable, professionnel, soucieux de sa collectivité et respectueux.

[102] On a laissé entendre qu’il s’agissait d’un incident isolé et, par conséquent, d’un facteur atténuant. Toutefois, compte tenu de la nature de l’inconduite sexuelle, je n’ai pas accordé d’importance à ce facteur.

[103] Enfin, il y a peu de chances que cet incident se reproduise, comme en témoigne la reconnaissance par le caporal Deagle que, rétrospectivement, il aurait dû se lever et quitter la pièce. J’estime que cette considération n’a que peu de poids lorsqu’on considère la nature de l’inconduite.

Facteurs aggravants

[104] Je souligne que les facteurs aggravants sont des circonstances de la perpétration de l’inconduite qui augmentent la culpabilité ou la gravité ou qui ajoutent aux conséquences préjudiciables.

[105] Examinons tout d’abord, la gravité de cette inconduite. Le caporal Deagle était à la fin de sa quarantaine au moment de l’incident et savait que Mlle B. était une adolescente de 16 ans, vulnérable et dépendante de lui, qu’il se considère comme un beau-parent ou non.

[106] Cet incident a eu des conséquences psychologiques et émotionnelles négatives durables sur Mlle B. Elle a déclaré que, pendant longtemps, elle s’est blâmée pour ce qui s’est passé, a eu besoin d’une thérapie continue, des antidépresseurs et a perdu confiance envers les personnes. Mlle B. a également expliqué qu’elle n’avait plus de relation avec sa mère, la gendarme W., à la suite de cet incident.

[107] Le caporal Deagle était en position d’autorité à plusieurs niveaux. Il est un agent de police chargé de faire respecter la loi et le conjoint de fait de la mère de Mlle B., la gendarme W. Il y a eu un déséquilibre de pouvoir évident et une violation de confiance lorsqu’il a fait des attouchements à Mlle B.

[108] Le caporal Deagle est un sous-officier, un superviseur, un modèle et avait environ 15 ans de service au moment de l’incident. Il doit être assujetti à des normes plus strictes qu’un gendarme.

Conclusion

[109] La dissuasion est particulièrement importante en l’espèce, non seulement comme avertissement aux autres membres, mais aussi comme assurance que ce comportement déplacé et inacceptable ne se répète pas. Le besoin de dissuasion précise prend davantage d’importance lorsque le contrevenant est une personne en position de confiance et d’autorité, comme je l’ai conclu pour le caporal Deagle.

[110] Une valeur sacrée de la société canadienne est la nécessité de protéger nos enfants.

[111] Bien que certains facteurs atténuants aient été acceptés, je conclus qu’ils ne sont pas assez forts pour contrer la gravité de l’inconduite, par exemple pour réduire la sanction ultime que je juge nécessaire, compte tenu de la nature sexuelle de l’inconduite et du statut vulnérable de Mlle B., étant donné son jeune âge.

[112] L’inconduite du caporal Deagle est grave et touche au cœur de la relation employeur- employé et aux attentes du public à l’égard des agents de police dans leurs rapports avec les enfants et les adolescents vulnérables.

[113] Je conclus que, par son inconduite, le caporal Deagle a contrevenu à plusieurs des valeurs fondamentales essentielles de la Force. Ses actions constituent une violation fondamentale de la confiance du public et une répudiation de ses obligations en tant que membre de la GRC.

[114] Étant donné la nature de l’allégation établie, je ne peux tout simplement pas justifier le maintien du caporal Deagle à titre de membre de la GRC.

[115] Après avoir conclu que l’allégation avait été établie conformément à l’alinéa 45(4)b) de la Loi sur la GRC, j’ordonne au caporal Deagle de démissionner de la Gendarmerie dans les 14 jours, faute de quoi il sera congédié.

[116] L’une ou l’autre des parties peut interjeter appel de cette décision en déposant une déclaration d’appel auprès de la commissaire dans le délai de prescription prévu à l’article 45.11 de la Loi sur la GRC et conformément aux règles énoncées dans les Consignes du commissaire (griefs et appels), DORS/2014-289.

 

 

21 mars 2023

Louise Morel

Comité de déontologie de la GRC

 

Date

 



[1] R. c S.(W.D.), [1994] 3 RCS 521.

[2] R. c R.E.M., 2008 CSC 51, au paragraphe 65.

[3] F.H. c McDougall, 2008 CSC 53, au paragraphe 80 [McDougall].

[4] Voir McDougall, au paragraphe 86.

[5] Faryna c Chorney, (1952) 2 DLR 354 [Faryna], à la page 357.

[6] R. c. T.B., 2018 PESC 3.

[7] Voir la transcription du contre-interrogatoire à l’occasion du procès criminel du caporal Deagle, en date du 14 avril 2022, aux pages 11, ligne 305, à 12, ligne 319.

[8] Voir la transcription de l’audience disciplinaire, volume 2, aux pages 27, lignes 7 à 28, ligne 20.

[9] Voir la réponse du caporal Deagle, paragraphe 15(3), à l’allégation, au paragraphe 3.

[10] Voir la transcription de l’interrogatoire principal à l’occasion du procès criminel du caporal Deagle, en date du 14 avril 2022, à la page 29, ligne 760.

[11] Voir la transcription du contre-interrogatoire à l’occasion du procès criminel du caporal Deagle, en date du 14 avril 2022, aux pages 2, ligne 44, à 4, ligne 111.

[12] Voir la transcription de l’audience disciplinaire, volume 2, aux pages 97, lignes 14 à 16.

[13] Voir la transcription de l’audience disciplinaire, volume 2, aux pages 104, lignes 1 à 9.

[14] Voir McDougall, au paragraphe XX.

[15] Voir McDougall, au paragraphe 58.

[16] Voir les détails 3, 7 et 9 de l’Avis d’audience disciplinaire, en date du 23 juin 2020.

[17] Voir le Guide des mesures disciplinaires, novembre 2014, à la page 56.

[18] Wikipedia, « Mauvaise conduite sexuelle », en ligne : <en.wikipedia.org/wiki/Sexual_misconduct>.

[19] Commandant de la Division K et Gendarme Kelly Brown, 2019 DARD 15, au paragraphe 14.

[20] Voir Détermination des faits établis, en date du 28 octobre 2022, au paragraphe 2.

[21] Voir Détermination des faits établis, en date du 28 octobre 2022, au paragraphe 3.

[22] Voir la transcription de l’audience disciplinaire, volume 2, aux pages 99, ligne 2, à 100, ligne 16.

[23] Voir la transcription de l’audience disciplinaire, volume 2, aux pages 106, lignes 17, à 20.

[24] Voir la transcription de l’audience disciplinaire, volume 2, aux pages 119, lignes 2, à 12.

[25] Voir Détermination des faits établis, en date du 28 octobre 2022, au paragraphe 5.

[26] Voir la transcription de l’audience disciplinaire, volume 2, aux pages 114, ligne 23, à 115, ligne 11.

[27] R. c Menjivar, 2010 ABPC 164, au paragraphe 24.

[28] Voir Détermination des faits établis, en date du 28 octobre 2022, aux paragraphes 5 et 6.

[29] Voir la transcription de l’audience disciplinaire, volume 2, aux pages 120, ligne 21, à 121, ligne 3.

[30] Montréal (Ville) c Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2008 CSC 48, au paragraphe 33.

[31] Montréal (Ville) c Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2008 CSC 48, au paragraphe 84.

[32] Guide des mesures disciplinaires, en date de novembre 2014, à la page 3.

[33] Ceyssens, Paul et Childs, Scott, Phase 1 – Rapport final concernant les mesures disciplinaires et l’imposition de mesures disciplinaires en cas d’inconduite à caractère sexuel au titre de la partie IV de la Loi sur la GRC, 24 février 2022 (Rapport Ceyssens).

[34] Voir le Rapport Ceyssens, page 17, paragraphe 4.1.

[35] Commandant de la Division K et Gendarme Ryan Deroche, 2022 DARD 13, au paragraphe 82.

[36] Law Society of Saskatchewan c Abrametz, 2022 CSC 29, au paragraphe 53.

[37] Voir le Rapport Ceyssens, page 21, paragraphe 7.1.

[38] Montréal (Ville) c Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2008 CSC 48, au paragraphe 80.

[39] Commandant de la Division H et Gendarme Devin Pulsifer, 2022 DAD 06.

[40] Voir le Rapport Ceyssens, page 27, paragraphe 10.6.

[41] Voir le Rapport Ceyssens, page 26, paragraphe 10.2.

[42] Bastarache, Michel, C.C., c.r., Rapport final sur la mise en œuvre de l’accord de règlement de Merlo Davidson, daté du 11 novembre 2020 [Rapport Bastarache].

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